L’année dernière en ce troisième dimanche de Pâques nous étions amenés à lire l’évangile selon Luc et en particulier le récit des pèlerins d’Emmaüs. Ces derniers remplis de joie et convaincus que Jésus les avait rejoints et s’était révélé à eux ont pris le chemin inverse et se sont rendus à Jérusalem qu’ils avaient quitté la veille. Nous ne savons pas qui étaient ces disciples et nous ne le saurons pas plus aujourd’hui dans la suite du récit. Mais je voudrais attirer votre attention immédiatement sur le fait que contrairement à ce que l’on croit il n’y avait pas que les douze qui étaient restés jusqu’à la fin, encore que certains se cachaient. Nous découvrons ici qu’il y avait bien d’autres disciples dont l’identité nous échappe, mais ce sont des disciples. Bien que ne faisant pas partie du cercle rapproché que l’on nommera plus tard le cercle des douze apôtres, ils vont être, eux aussi témoins avec les onze disciples d’une apparition de Jésus. Le récit nous dit précisément que pendant qu’ils parlaient entre eux, Jésus fut présent au milieu d’eux et il leur dit : « La paix soit avec vous. ». Effrayés et remplis de crainte, ils pensaient voir un esprit. Jésus n’est pas apparu à quelques disciples choisis, mais à de nombreux disciples. Depuis le soir de sa mort, il y avait en différents lieux des hommes et des femmes qui avaient cru en lui et qui au fond de leur être croyaient encore. Mieux, ils croyaient qu’en lui Dieu accomplissait quelque chose de nouveau ! Cette nouveauté avait commencé à se dévoiler lorsque les pèlerins d’Emmaüs avaient rencontré Jésus sur le chemin. Ici ils savent que quelque chose de nouveau se passe. Dieu accomplit ses promesses. La promesse ici c’est celle du pardon et de la vie nouvelle, d’un temps nouveau où la loi de Dieu peut s’inscrire non plus sur des tables de pierre ou dans des livres, mais dans des cœurs, des intelligences ouvertes à la présence de Dieu !Jésus leur dit la paix soit avec vous, mais ils ont peur. Il faut avouer que la situation n’est pas habituelle. Ils croient eux que c’est un esprit, un esprit errant ou un fantôme. Dans ces deux cas il s’agit encore de manifestations de la puissance de la mort qui non seulement nous ravit la vie terrestre, mais qui emprisonne dans un état illusoire. Jésus les rassure, il n’est pas un esprit, qui est remonté du séjour des morts pour les menacer ou leur parler de l’existence sombre des lieux d’outre-tombe. Jésus leur dit : voyez mes mains, voyez mes pieds, un esprit n’a ni chair ni os. Avec ces paroles il écarte le commerce avec les esprits des défunts et il introduit l’idée de résurrection de l’être. Au-delà de la mort, la grâce de Dieu a rendu à Jésus un corps, il les invite à toucher, palper, mais l’on ne sait s’ils l’ont fait effectivement. L’essentiel n’est pas là, il réside dans l’apparition elle-même. Jésus est bien là, c’est bien celui qui a été crucifié. Mais son corps est différent et effectivement après leur être apparu, il va disparaître à leurs yeux. Encore une fois, la vision écarte une autre idée, celle selon laquelle nous réincorporerions notre corps ancien, il s’agit d’un corps nouveau, glorieux dit le Nouveau Testament. Mais c’est toujours lui ; il ne s’agit pas pour Jésus de susciter un culte des stigmates qui au fond n’est et ne peut être qu’un arrêt devant la mort, mais d’une manière de nous dire que nous devons croire à la parole de Dieu qui nous promet à la suite du Christ d’entrer, nous aussi dans cette résurrection. Elle est déjà à l’œuvre, elle ne viendra pas un jour, un jour… à la fin des temps. Alors heureux sont ces hommes et femmes qui, là, peuvent le percevoir et en témoigner. Les disciples sont dans l’étonnement et le doute. Le terme grec employé est "dialogismoi", ce que nous avons traduit par les doutes qui les animent. En réalité, il s’agit non d’un doute au sens négatif qui consisterait à dire, ils ne croient pas à ce qui se passe devant eux, mais au dialogue intérieur qui les habite à cet instant. Ce doute les pousse à faire la part entre les discours intérieurs qui pousseraient à croire que c’est impossible et l’évidence devant leurs yeux qui induit l’idée que c’est possible. Ce qu’ils voient c’est que les pieds et les mains ont été percés. Le Christ relevé, celui qui vient d’être ramené à la vie par Dieu revêt les aspects de son ancien corps, mais élevé par la résurrection, il est entré dans un mode d’existence tout nouveau. Si l’on compare ce récit avec les manifestations du ressuscité chez Jean, ce dernier induit l’idée qu’après avoir partagé un repas avec ses disciples Jésus est immédiatement emporté aux cieux, l’ascension est immédiate. Ici dans les récits de Luc, Jésus va rester quarante jours. Il reste avec eux. Le doute est possible, les disciples eux-mêmes ont du mal à croire, ils le perçoivent et savent que c’est bien lui. Il ne s’agit pas d’un coup monté ou de la manifestation d’un esprit farceur. C’est bien lui. Seul lui peut témoigner de ce qui se passe, car c’est lui qui a été crucifié. Quand les disciples l’auront vu, auront compris l’œuvre de la puissance transformatrice de Dieu, il pourra s’en aller. Et eux, guidés par l’esprit de Dieu deviendront ses témoins. Les versets 44 à 49, qui nous livrent la suite de l’histoire, prennent aussi un relief tout particulier. Ici, ce ne sont pas selon Luc, les disciples qui vont proposer par leur réflexion et leurs discours intérieurs une interprétation des Écritures. C’est Jésus lui-même qui ayant été l’objet même de l’accomplissement de la promesse de Dieu va leur révéler ce qui est essentiel. Le ressuscité se fait exégète, il interprète les Écritures. Jésus le faisait déjà avant sa mort mais ici il le fait avec plus d’autorité encore, car il a été le témoin incarné de cette œuvre de Dieu. Alors, il leur ouvrit l’intelligence pour comprendre les Écritures, et il leur dit : « C’est comme il a été écrit : le Christ souffrira et ressuscitera des morts le troisième jour, et on prêchera en son nom la conversion et le pardon des péchés à toutes les nations, à commencer par Jérusalem. C’est vous qui en êtes les témoins. Ces versets prennent un sens tout nouveau et incontestable. Mais pour Jésus il ne s’agit pas de prêcher la repentance et la conversion face à Dieu qui a été offensé. Les apparitions étaient nécessaires pour que nous comprenions que la vie éternelle n’est pas une errance fantomatique et dévorante. Elle n’est pas non plus une fusion dans le grand tout ; elle est communion avec le Dieu vivant l’ultime et le début d’une vie transformée. Jésus leur apparaît avec un corps. L’Ancien Testament nous enseigne que l’homme est un être de chair doté d’un corps animé, autonome, mais la chair exprime aussi la vie humaine incarnée avec son orgueil et sa tendance à préférer le mal. Lorsque l’évangile de Jean nous dit que la parole de Dieu s’est faite chair en Jésus-Christ, il veut nous faire comprendre que Dieu souhaite nous aider à dépasser et vaincre notre tendance pécheresse. Ce que Jésus montre à ses disciples, c’est que le projet de Dieu consiste bien à transformer l’homme totalement. Notre passé, qui s’est envolé, englouti par le cours de la vie, notre corps, nos illusions qui se désagrègent avec la mort physique ne basculera pas dans l’oubli dans la terre dans la poussière. Notre vie profane est ce qu’elle est, mais Dieu ressuscitera toutes choses et transformera le mal et nous rendra capables de ne plus céder à la tentation de notre orgueil. Celui qui croit aux paroles du Christ et à l’œuvre que Dieu nous montre en lui, n’est plus un être abandonné aux turpitudes de la chair. Il est toujours de ce monde, mais il est aussi déjà en route sur le chemin du renouvellement de toutes choses. Cette promesse accomplie et entrevue en Jésus-Christ concerne toute notre vie. Une vie que Dieu recueille telle qu’elle est, qui nous introduit au royaume promis, là où l’orgueil et l’hubris, là où la démesure de l’orgueil ne seront plus. L’humain va retrouver son vrai visage par l’œuvre de Dieu. Quand on y pense, c’est bien une autre forme de l’évolution. Non pas une, évolution biologique des espèces, mais une évolution voulue par Dieu pour notre condition humaine. Si en cette terre nos vies l’ivraie et le bon grain sont mêlés, là au-delà des possibilités humaines Dieu vient séparer dans chacune de nos vies le bon grain et l’ivraie. Cette dernière sera purifiée, ôtée, brûlée, mais une vie nouvelle construite sur la parole efficace de Dieu nous sera donnée. Cela ne vient pas de nous, c’est le don de Dieu qui ne force personne à croire, mais qui offre sans réserve son amour sa paix, sa vérité et la vie infinie. Dieu récupérera donc notre chair marquée par la faiblesse, notre fragilité et en fera quelque chose de nouveau, une vie qui n’aura pas de fin, une vie toute autre sans relation aucune avec ce que nous connaissons ici-bas. Cet homme nouveau sera un homme dont la chair ne sera plus pécheresse, un homme animé par l’esprit de Dieu. Pour l’apôtre Paul, l’expérience de la résurrection vient prendre place dans le secret de nos vies dès maintenant et grandit en nous secrètement si nous laissons Dieu agir dans nos vies. C’est l’homme nouveau qui ne peut ni régresser ni périr, c’est l’homme recréé par le Saint Esprit. Ce que Dieu insuffle alors en nous, c’est son Esprit. Il ne le fait pas pour que nous soyons tous à sa botte, mais pour que nous trouvions pleinement la liberté d’être et de vivre.aMEN