Amis, frères et sœurs,
Chacun, chacune d’entre nous connaît plus ou moins son arbre généalogique, même si ce n’est pas par ça qu’on commence, pour se présenter. Généralement, nous disons aujourd’hui : je m’appelle...je suis mariée, j’ai tant d’enfants, et j’exerce telle profession. C’est quand on se connaît mieux, qu’on parle de sa généalogie, qu’on ne connaît pas forcément par cœur, à moins d’être un spécialiste ! Parce que, parmi nos ascendants, il y a ceux dont on connaît parfaitement l’histoire, parce qu’elle fut particulière, marquante ou originale, mais il y a ceux dont on ne voit que le nom et le prénom, une année de naissance et une année de décès, et rien de plus. Parmi nos ascendants les plus proches, il y a certaines personnes qui sont des exemples, par leur droiture ou leur fidélité, il y a celles qui ont un destin tragique, héroïque ou dramatique. Et comme toute famille, il y a ceux dont on ne préfère pas parler à cause de leur choix de vie qui va de pair avec leur choix de couple, ou encore ceux qui ont enfreint la loi et qui ont fait de la prison. Si on regardait nos arbres généalogiques en détails, on ne serait pas déçu, et on se dirait qu’on est né dans une drôle de famille parfois, et que personne, dans le fond, n’est exemplaire à part quelques exceptions. Mais c’est pareil dans l’autre sens : quand un de nos ancêtres cumule toutes les qualités intellectuelles et celles de cœur, on se sent parfois comme le vilain petit canard du conte d’Andersen. Nos ancêtres connus ou inconnus constituent notre patrimoine génétique, moral et même spirituel, en fonctions de leurs engagements, de leurs prises de positions, de leurs personnalités, de leurs caractères, mais aussi de leurs rêves plus ou moins réalisés. Nous héritons de tout cela, et au milieu de cette forêt généalogique, nous essayons de creuser notre propre sillon. Si jamais c’était quelque chose de difficile, nous pouvons bénéficier d’une approche thérapeutique qui s’appelle la psycho-généalogie, qui ouvre le monde de nos origines, à partir de la place que nous occupons dans notre famille, en se référant aux informations généalogiques et à la mémoire familiale. L’histoire de nos familles n’est pas si différente de l’histoire des familles composées, décomposées et recomposées de la Bible. Et si dans la Bible, on voulait y trouver le modèle de la famille idéale, parfaite, alors ce ne sera que pure illusion, même en prenant celle de Marie, Joseph et Jésus, cette famille dans laquelle le père n’est pas vraiment le père, la mère est enceinte avant d’être mariée et l’enfant, non seulement fera une fugue vers l’âge de 12/13 ans, mais tiendra un discours surprenant sur la famille et mourra comme un malfaiteur.
La Bible ne nous présente pas des modèles de vie parfaite, ou des modèles de famille exemplaire. La Bible nous parle avant tout de notre humanité. Et c’est même à travers cette humanité plus ou moins assumée que nous pouvons découvrir quelque chose de la présence de Dieu. Elle nous parle aussi de la Loi de Dieu à suivre non au pied de la lettre, mais plutôt dans l’esprit, comme un chemin de vie, quand elle n’est pas dissociée de la compassion. C’est pour cela que l’Evangile de Matthieu s’ouvre sur une page un peu rébarbative, j’en conviens, celle de la généalogie de Jésus, dans ce premier chapitre, qui est, bien peu lu. Pourtant cette page mérite toute notre attention. Remarquons les deux premiers mots de la version grecque de cet évangile : biblos geneseôs que l’on peut traduire par « livre de l’origine ». Biblos au pluriel se dit Biblia, qui a donné le mot Bible. Quant au mot geneseôs, non seulement il évoque les origines mais aussi les originalités. Le début de l’Evangile de Matthieu est prometteur tout en prenant sa source dans une humanité imparfaite. En écoutant les noms des ancêtres de Jésus, certains nous sont familiers, d’autres totalement inconnus. Certains noms évoquent des parcours qui sont autant de témoignages de foi, mais d’autres, au contraire, révèlent des accidents de parcours, ou même des destins peu recommandables, ou peu enviables. Nous avons entendu le nom de 42 générations, dans un équilibre apparemment parfait, 3 fois 14, avec des points de repère bien identifiables. Nous avons l’impression d’une chronologie fidèle, mais Matthieu prend quelques libertés par rapport à l’histoire telle que nous la concevons et cette généalogie pose problème, si on la compare à celle que nous rapporte l’évangéliste Luc, (Luc 3, 23-38). Sa justesse réside plutôt dans le symbole qu’elle porte, révélé par le nom donné à Jésus.
Pour Matthieu, l’histoire d’Israël peut se décomposer en trois parties.
Une première partie, ascendante, va d’Abraham à David. Ce dernier est le signe de l’accomplissement de la promesse faite au patriarche d’une terre et d’une descendance. Le règne du roi David, au Xe siècle avant notre ère, marque un apogée lorsque les descendants d’Abraham forment un peuple avec un territoire, un roi, un palais, une armée, une administration, et bientôt un temple. Mais dans les quatorze générations qui suivent, le peuple va tout perdre pour connaître le point le plus bas, au moment de la chute de Jérusalem en 587 avant notre ère. Les descendants d’Abraham sont redevenus un peuple envoyé en exil. Les quatorze générations qui vont ensuite de l‘exil à Babylone jusqu’au Christ désignent une remontée, vers un nouveau point haut. Ce dernier se situe sur un sommet équivalent à celui occupé par David, comme signe d’un autre accomplissement de la promesse faite à Abraham. Dans l’Evangile de Matthieu, le nom qui sera donné à Jésus est « Emmanuel », (Mt 1,23) qui se traduit par « Dieu avec nous » pour souligner d’une certaine manière l’origine divine de Jésus, mais aussi qu’il appartient en propre à l’histoire des hommes. En reprenant ce nom, tel que nous l’avons découvert dimanche dernier, avec ma consoeur Béatrice, Matthieu signale que la prophétie d’Esaïe est accomplie. (Es 7). Il montre ainsi que Jésus vient à un moment précis de l’histoire des hommes, il nous révèle un aspect important de l’humanité de Jésus, pleine et entière : Jésus appartient d’abord à notre chair et à notre histoire. Jésus naît d’une femme, comme tout être humain, avec des ancêtres. Et, pour Matthieu, les deux ancêtres de Jésus les plus importants, ce sont Abraham et David. D’une part, on a « Jésus, fils d’Abraham », qui représente l’ancêtre du peuple élu, avant qu’il ne s’appelle Israël. C’est en lui que Dieu bénira toutes les nations de la terre, par sa descendance. (Gn 12/7 et 13/15). D’autre part, Jésus est appelé « fils de David», David, l’ancêtre du Messie promis par les prophètes. Matthieu désire faire le lien généalogique entre la famille du roi David, rejeton de Jessé, originaire de Bethléem, qui fera d’Israël une nation organisée, en instituant la royauté. L’expression «fils de David » pour mentionner Jésus, est utilisée neuf fois dans l’Evangile de Matthieu. C’est aussi la raison pour laquelle Joseph se rend à Bethléem pour se faire recenser, puisqu’il est de la maison du roi David.
Tout l’Evangile de Matthieu est parcouru par le désir de montrer que Jésus accomplit les prophéties de la Bible au sujet du Messie, avec cette expression répétée une dizaine de fois : «Toute cela arrive afin que s’accomplisse ce que le Seigneur avait déclaré par le prophète ...» Nous sommes devant le témoignage de foi de Matthieu. C’est comme ça qu’il a compris les événements…et qu’il nous les livre. Il ne faut pas oublier que Matthieu écrit à l’intention du peuple juif, aux Judéo-Chrétiens. Bien évidemment, ce qui ne passe pas inaperçu, c’est que Matthieu mentionne 5 femmes, dans cette généalogie. 5 femmes, ou plutôt 4 + 1 : Tamar, Rahab et Ruth, avant le roi David, la femme d’Urie, au temps du roi David. Il n’y a plus d’autres mentions de femmes avant Marie, mère de Jésus, le Christ.
1ère femme mentionnée : Tamar, dont nous pouvons lire l’histoire croustillante au chapitre 38 du livre de la Genèse.
Tamar est une femme cananéenne, épouse d’un homme, appelé Er, premier fils du patriarche Juda. Er décède sans laisser d’enfants. Selon les dispositions du lévirat, le second fils doit prendre sa belle sœur, veuve, comme épouse pour assurer une descendance à son frère. Le second fils ne remplit pas ses obligations. Juda le patriarche promet son troisième fils à sa belle-fille, mais ne tient pas sa promesse. Alors Tamar organise un stratagème pour forcer son beau-père à lui faire un enfant. Elle se déguise en prostituée, en vue de s’unir au patriarche, et ainsi faire observer la loi du lévirat. Apprenant plus tard, qu’elle est enceinte, Juda ordonne qu’elle soit brûlée vive, puisqu’elle n’est l’épouse de personne. Mais confronté avec les gages qu’il a laissé à Tamar, et reconnaissant qu’il est lui-même le père de l’enfant, Juda affirme que sa belle-fille a appliqué la loi beaucoup mieux que lui. Tamar mettra au monde des jumeaux, Zerah et Pérech. Selon la Loi, Tamar aurait du mourir. Mais il n’en fut rien.
2ème femme mentionnée : Rahab. Nous pouvons lire son histoire dans le livre de Josué, (2:1 à 24). Rahab est aussi une Cananéenne, dont la profession la rendait encore moins honorable puisqu’elle était une prostituée dans la ville de Jéricho. Néanmoins, elle aura la vie sauve car elle a accueilli avec foi et courage les espions d’Israël envoyés par Josué, en dépit de l’interdit proclamé par ce même Josué de fréquenter des femmes cananéennes, prostituées de surcroit. Mais elle cache les espions d’Israël et reconnait que la force d’Israël vient de l’Eternel, Dieu d’Israël. Malgré l’interdit prononcé par Josué, Rahab et sa famille auront la vie sauve. Elle est l’une des quelques femmes citées en exemples de foi pour nous par l’épître aux Hébreux (Hébreux 11.31). Elle est, selon la lettre de Jacques un modèle pour tout chrétien car « elle a mis sa foi en œuvre ». (Jc 2.25).
3ème femme mentionnée : Ruth, femme étrangère de par son origine. Elle appartenait à un peuple, Moab, qui s’était montré hostile à Israël lors de son entrée dans la terre promise. Pour cette raison, les moabites devaient être exclus de l’assemblée de l’Eternel jusqu’à la dixième génération ! (Nb 22 à 24 ; Dt 23.3-6). Mariée à un Israélite, réfugié à Moab, à cause de la famine qui sévit à Bethléem, qui meurt sans lui donner d’enfant, Ruth décide de rester avec sa belle-mère Noémie. « Ton Dieu sera mon Dieu, là tu iras, j’irai » lui dit-elle. C’est un membre de la famille proche, Booz, qui rachète le terrain du mari décédé de Noémie, la belle-mère de Ruth, et qui accepte de prendre Ruth comme sa femme, alors qu’elle est moabite. Ruth deviendra à son tour un modèle de la grâce de Dieu puisqu’elle sera l’arrière-arrière-grand-mère du roi David. Avec Ruth, c’est l’accueil de l’étranger dans la généalogie de Jésus. Si Booz avait respecté la Torah au pied de la lettre, Ruth serait restée veuve, et la lignée conduisant à David aurait été interrompue.
4ème femme mentionnée dans la généalogie de Matthieu n’est pas désignée par son nom personnel, qui est Bethsabée, mais par une autre désignation, qui est «celle d’Urie», la femme d’Urie le Hittite, un homme droit et honnête. Pourtant, David n’hésitera à le mettre en première ligne sur le champ de bataille, afin qu’il meure. Alors, que dire de Bethsabée, si ce n’est qu’elle est devenue la femme de David après un adultère et même un meurtre (2 Sam 11). Décidément, Dieu nous réserve bien des surprises ! Car Bethsabée sera aussi la mère de Salomon, qui construira le temple de l’Eternel, à Jérusalem.
Pourtant, selon la Loi, l’adultère comportait la peine capitale pour l’homme et la femme. De plus, c’est le roi qui a profité de sa position pour commettre ces crimes. Là aussi, si la Torah avait été appliquée strictement, la dynastie de David n’aurait jamais vu le jour.
5ème femme mentionnée, c’est Marie, épouse de Joseph, de laquelle est né Jésus, qu’on appelle le Christ. Cette formulation casse la suite normale de la généalogie. Tout ce qui concerne la conception et la naissance de Jésus est développé dans le reste du premier chapitre, après cette généalogie particulière. Marie, promise à Joseph, est enceinte avant qu’ils n’habitent ensemble. Promis l’un à l’autre, l’échange des consentements faisait office de mariage, à cette époque. Un an après cet échange, l’époux emmenait sa jeune femme chez lui. Or Marie attend un enfant entre ces deux étapes. La Loi prévoit la lapidation pour ce cas précis. Mais un système légal moins sévère permettait au mari de répudier sa femme. C’est d’ailleurs ce qui traverse l’esprit de Joseph : « Joseph son époux, qui était un homme juste, ne voulait pas la dénoncer publiquement. Il décida de la répudier en secret.(Mt 1,19). Joseph choisit ainsi de ne pas appliquer la loi dans toute sa rigueur. C’est alors que le messager de Dieu peut lui proposer une alternative. Il le rassure, en somme, et lui dit de ne pas craindre de prendre Marie chez lui, d’assumer son rôle de mari et de père jusqu’à ce que Marie mette au monde son fils, auquel Joseph donnera le nom de Jésus. La prophétie d’Esaïe (7,14) annonçait que la jeune fille concevrait et mettrait au monde un fils, auquel on donnera le nom d’Emmanuel. Pour Matthieu, cette prophétie s’accomplit par la naissance de cet enfant, qui s’appellera Jésus, « Dieu sauve ». Matthieu introduit ici une souplesse dans l’interprétation de la prophétie, de la même façon que Joseph avait pensé à cette même souplesse, pour Marie, afin de relativiser le cadre trop légaliste de la Loi L’histoire peut se continuer, parce qu’elle passe par l’accueil inconditionnel de Marie chez Joseph.
Dans cette généalogie, il n’y pas que ces cinq femmes qui vivent des situations marginales. Mais elles sont au cœur de l’ascendance du Christ. Il y a aussi des hommes, des rois qui sont mentionnés, loin d’être des modèles, comme Achaz ou Manassé. Après l’exil, nous découvrons des noms que nous connaissons moins bien. Comme si c’était au fond des gens ordinaires qui ont essayé d’être des témoins d’un « Dieu avec eux », en leur temps, avec simplement ce qu’ils étaient.
Avec cette généalogie plus symbolique que chronologique, Matthieu nous présente un Dieu qui accompagne son peuple, certes, à travers des situations très diverses, un Dieu avec lui, avec nous, dont la présence se découvre au détour d’une loi qui n’est pas strictement appliquée, au pied de la lettre. Un Dieu, qui se fait reconnaître dans la souplesse d’une loi inaugurée par un autre regard posé sur les actes, apparemment répréhensibles, à première vue, mais qui prennent une autre dimension, celle d’un chemin de vie, dès lors que la compassion s’y faufile, dans une humanité reconnue et assumée. Ce qui fera dire aux prophètes du premier Testament, que la Loi doit être inscrite non seulement sur des pierres, ou des tables, mais aussi et surtout dans le cœur des hommes. Seul l’Esprit est capable de transformer les cœurs de pierre en cœurs de chair. C’est toute cette prière de Dieu même, qui parsème et traverse le premier Testament.
Et plus tard, Jésus n’aura de cesse, dans son enseignement, de replacer les agissements des hommes, devant la Loi de Dieu, et dira à ceux qui se sentiront un peu trop détenteurs de cette Loi : « Les prostituées et les collecteurs d’impôts vous précèderont dans le royaume des Cieux ». (Matthieu 21/31).
Même si, là où nous sommes, dans cette paroisse libérale, où nous sommes plutôt disposés à retenir et à développer l’esprit du texte, plutôt que la lettre, et donc, l’esprit de la loi plutôt que la lettre, remarquons tout de même notre attitude, et comment nous jugeons ou préjugeons, peut-être plus sévèrement que nous ne le pensions, les comportements de certains de nos contemporains. Malgré ces scandales apparents, on peut voir comment Dieu appelle des personnes non parfaites, à être porteurs de sa présence, et de sa parole. Porteurs de sa grâce aussi. « Dieu avec nous » ! Il le reste, aujourd’hui, demain, comme hier, à partir du moment où nous ne faisons pas de la Loi, pas plus que de la grâce, une idole, ou un absolu, mais un chemin de vie qu’il faut sans cesse tempérer par notre compassion, autrement, par notre humanité assumée. Et si en plus, cela nous permet de nous réconcilier avec les coins sombres ou inexpliqués de nos propres familles, alors, l’évangéliste Matthieu n’aura pas écrit cette généalogie en vain !
Amen.