Amis, frères et sœurs,
Depuis quelques semaines, le monde s’emballe, avec l’assassinat de ce professeur, à Conflans Sainte Honorine, puis celui de ces trois personnes à la Basilique de Nice, jeudi, et la tentative d’assassinat de ce prêtre orthodoxe à Lyon, hier. Il y a les agressions verbales d’un président à un autre, d’une nation à l’autre, il y a ces guerres et ces séismes, tant humains que géologiques, et la surenchère de chacun, prenant position, sur les événements actuels, amplifiés par les réseaux sociaux. Il y a les polémiques sur tous les sujets de société, sans oublier la politique étrangère. Il y a cette violence omniprésente sur nos écrans et autour de nous. Il y a ces relations avec autrui, contaminées par des réactions épidermiques, gangrenées par des egos surdimensionnés. Le tout sur fond de pandémie de Covid, dont la deuxième vague semble être plus meurtrière que la première, fragilisant particulièrement le personnel soignant et qui nécessite ce re-confinement, obligé, qui génère une inquiétude économique justifiée.
Mais au fond, la liste est beaucoup plus longue que cette énumération des derniers événements. Il y a tout ce dont les médias ne parlent pas, à savoir notre vie quotidienne, avec ses pesanteurs personnelles, conjugales, familiales et professionnelles. Il y a ces soucis de santé, ces inquiétudes médicales, ces incertitudes quant à une décision à prendre. Et puis, il y a cette solitude, causée par ce chagrin d’avoir perdu ces derniers temps, un temps qui ne se mesure pas, un être cher, et la douleur est là, à l’intérieur, lancinante, dont on sait qu’il va falloir vivre avec, mais on ne sait pas vraiment comment. Il y a toutes ces tracasseries administratives, consécutives à ces décès, dont on peine à se sortir.
Alors, je vous propose de prendre le temps de reposer nos vies, avec cette parole contenue dans l’Evangile de Matthieu : « Venez à moi qui êtes fatigués et chargés, et je vous donnerai le repos ».
C’est une parole, en quelque sorte, à contre courant, qui ressemble à un coup d’arrêt, qui oblige à agir autrement, une parole à recevoir, pourquoi pas, comme un cadeau, une petite surprise inattendue.
« Venez à moi qui êtes fatigués et chargés et je vous donnerai le repos ».
Dans une autre traduction, on peut lire aussi : « Et je vous soulagerai ».
Ce qui est extraordinaire avec les mots de la Bible, c’est qu’on peut toujours les prendre au sens propre comme au sens figuré. Lorsque nous entendons ces parole, nous pouvons repérer déjà comment elles résonnent en nous et quelles images elles font surgir en cet instant. Et de là, nous pouvons personnellement identifier le ou les fardeaux que nous portons
Lorsqu’il prononce ces paroles, Jésus vient d'envoyer ses disciples en mission : "Allez vers les brebis perdues de la maison d'Israël, prêchez, guérissez, purifiez les lépreux, chassez les démons ». Un peu plus loin, Jésus ajoute : "Prenez mon joug, recevez mes instructions". Le repos dont parle Jésus semble bien étrange !
Si nous entrons dans le détail du texte, nous trouvons cette formulation, avec deux verbes à l’impératif : « Venez à moi » …et un peu plus loin : « Prenez mon joug ! »
Nous n’aimons pas forcément ces impératifs qui renvoient à l’incontournable et à l’urgence d’une situation.
Ces impératifs, avant d’être un ordre, sont d’abord une invitation. « Venez à moi… » dit Jésus. Il s’agit ici d’un mouvement à faire, d’un déplacement à effectuer. Ce déplacement oblige, par conséquent, à se décentrer. C’est une invitation à se décentrer de nous-mêmes, à ne plus porter le regard seulement sur nous-mêmes, c’est à dire, sur un espace plus ou moins restreint, mais au contraire, à porter notre regard au loin, élargir notre ligne d’horizon et porter notre attention, dans la foi qui est la nôtre, sur un homme nommé Jésus.
Lorsque nous sommes plongés au cœur du quotidien, agressés par les soucis de tous ordres, nous n’avons pas forcément la possibilité de prendre le recul nécessaire pour analyser la situation qui nous préoccupe.
Au cœur des événements douloureux de notre existence, il arrive que la relation avec autrui soit mise à mal, abîmée, brisée, et il arrive que l’on ne sache plus comment la rétablir.
Il en est de même avec Dieu, lorsque nous ne savons plus quelle place il tient dans nos existences. Et retentit alors à nos oreilles cette phrase oubliée : venez à moi, qui êtes fatigués et chargés et je vous soulagerai, je vous donnerai du repos.
Cette invitation à tout déposer est un véritable réconfort, dans notre contexte où il n’y a plus guère de répit pour personne. Et peut-être encore plus, en ce moment, dans ce contexte de pandémie, qui brouille les perspectives d’avenir et où les informations, les plus effroyables les unes que les autres, peuvent nous faire agir de façon désordonnée.
Le second impératif est celui-ci : « Prenez mon joug », ce qui pourrait faire penser que nous allons ployer davantage.
Prenez mon joug sur vous, laissez-vous instruire par moi, littéralement, apprenez de moi.
Mettez-vous à mon école, pouvons-nous lire dans une autre traduction.
Alors que nous avons invité à déposer notre fardeau, voilà qu’il faut prendre le joug. Et si nous entendons ce mot d’une façon négative, nous avons bien raison ! Le joug n’est-il pas justement synonyme d’esclavage et de servitude ? Car tout de même, le joug est la pièce de bois qui sert à l’attelage des bœufs, et cela n’a rien de très réjouissant !
Et si j’insiste un peu, on retrouve la racine du mot « joug », dans le mot…conjugal…littéralement, la vie conjugale…cela veut dire « porter le joug ensemble » … Si on s’arrête à cette compréhension des choses, j’ai peur que cela ne soit pas plus épanouissant ! Dans les textes que nous travaillons, que nous méditions, Il y a toujours des problèmes de traduction. Comment rester fidèle au texte original ? C’est si facile de se tromper. Et pourtant, il faut se lancer, se risquer.
Le mot joug, en grec, désigne une relation en vérité, qui existe entre un maître et un serviteur, autrement dit, entre deux personnes de classe sociale différente. Cette relation se noue dans une sagesse et une réflexion authentique, du moins en théorie, car c’est souvent plus difficile à vivre concrètement.
Mais ce qui vaut pour deux personnes de classe sociale différente vaut aussi pour deux personnes de culture différente, de race différente, de sexualité différente, de religions différentes, de positions théologiques différentes. Porter le joug ensemble, c’est avoir une relation vraie avec l’autre, tout en prenant en compte les difficultés qu’il éprouve dans le moment présent.
C’est parler, discuter, s’affronter peut-être aussi, mais aussi réconforter, éclaircir, prendre du recul pour une meilleure décision, une meilleure orientation.
Il me semble que dans le contexte brouillé, trouble, c’est garder à la fois la tête froide et le cœur chaud.
Ce que Jésus cherche à dire à ses disciples, à ceux qui l’entourent et à nous aujourd’hui, c’est ceci : déposez à mes pieds vos propres fardeaux et portez à la place quelque chose d’autre qui vient de moi, quelque chose qui sera plus léger que ce que vous êtes en train de porter. C’est un nouvel enseignement de vie qui laisse la place à la réflexion, au recul, au discernement.
Mais en même temps, il ne s’agirait pas de faire un contre sens, dans une compréhension complaisante de ces versets. Il ne faudrait pas les sortir du contexte dans lequel ils ont été écrits. A l’époque de Jésus, il s’agit du contexte de la Palestine du premier siècle, cette époque où la loi de Moïse était analysée, interprétée méticuleusement par quelques spécialistes, scribes, prêtres, docteurs de la Loi. Ceux-ci en imposaient les nombreux préceptes au peuple, dans un souci de fidélité intègre et identitaire, dans un pays occupé par les Romains.
La foi juive ne consistait pas uniquement dans cette observance et dans ces prescriptions légales. Jésus, qui est proche du peuple, de ces "petits enfants" qu'il oppose aux "sages et aux savants" de la religion, savait combien cela pesait sur les gens. En fait, ce que Jésus dénoncera tout au long de son ministère, ce n'est pas la Loi, mais c'est le légalisme, le fait de juger chaque personne et chaque situation uniquement en fonction de la loi religieuse au premier degré, le fait d'imposer aux gens de lourds fardeaux sans avoir l'intention de les appliquer à soi-même, bref le fait de faire de la loi une idole. Tout cela nous le savons bien. Nous y sommes même particulièrement sensibles en tant qu’enfants de la Réforme protestante. La loi ne précède pas l'amour de Dieu. Il n'est plus question de faire des choses pour gagner l'amour de Dieu ou l'honneur des hommes, il s'agit d'abord de s'ouvrir à l'amour de Dieu, d'en vivre pleinement, librement, et dans cet esprit de joie, de plénitude et de liberté, trouver le chemin qui répond à la volonté de Dieu. Trouver ce chemin passe par des périodes de tâtonnements. Le repos dont parle Jésus, c’est alors la grâce de Dieu promise à tous ceux qui s'approchent de lui en confiance, gratuitement, comme des enfants. Aux yeux de Dieu, si je puis dire, il n’y a rien à faire, rien à prouver, seulement à être de ce que nous avons compris de ses commandements.
« Mettez vous à mon école » dit Jésus. Littéralement, laissez-vous instruire par moi.
C’est l’image de l’enseignant qui apparaît ici. Et je voudrais vous rendre attentif à cette formulation particulière. Il ne dit pas : Laissez-moi vous instruire. Comme quelqu’un qui détiendrait un savoir. Mais il dit « Laissez-vous instruire par moi. L’enseignant ici, est aussi un pédagogue. C’est un partage d’expériences.
Jésus ne se contente pas de transmettre son savoir. Il se place en exemple de ce qu’il enseigne. En même temps qu’il enseigne, Jésus apprend tout autant sur lui. Bien souvent il sera poussé dans ses retranchements, et il devra adapter son enseignement aux personnes qu’il rencontre.
Au fond, nous ne cessons d’apprendre. Et dans la foi qui est la nôtre, nous avons encore et toujours à apprendre de Jésus, dans notre vie de foi et nos engagements, dans notre construction personnelle, notre maturité et aussi dans notre témoignage. Nous avons tout à apprendre sur la relation authentique avec l’autre et la Bible nous en fournit des exemples multiples : Jésus ne cesse d’alléger les relations avec l’autre et de l’autre avec Dieu : je pense, entre autre, à la femme adultère, libérée de sa faute, à Lazare, libéré des liens de la mort, à Jaïrus, libéré du chagrin de la mort de sa fille, à la femme hémorragique, libérée du poids de la honte.
Si finalement, nous avons tout à apprendre de Jésus pour notre vie chrétienne, cela nous nous renvoie à nous-mêmes, et force est de constater que, ce que nous savons, humainement parlant, n’est pas suffisant. Et si nous prenons le temps de reconnaître que nous ne pouvons pas nous suffire à nous-mêmes, cela nous place dans la même situation que les enfants qui attendent tout de leurs parents.
Mais cette constatation ne doit pas nous effrayer, car elle nous renvoie en toute sérénité au début du texte de l’Evangile : « Père je te loue de que tu as caché ces choses aux sages et aux intelligents, et de ce que tu les as révélées aux enfants ».
Amis, frères et sœurs, tout au long de son ministère, Jésus n’aura de cesse de s’adresser aux « enfants ». Il se tournera vers les petits, dans tous les domaines, il s’approchera de ceux qui souffrent, quelque soit le nom de leur souffrance, de ceux épris de liberté, de ceux qui ont faim et soif de justice, de paix et de douceur, il n’aura de cesse de rencontrer les estropiés de la vie, les aveugles et les paralysés de l’existence, les malades d’amour et d’affection, les humiliés et les offensés, mis au ban de la société. Chacun à notre manière, nous faisons partie de ces petits.
Jésus est apparu pour témoigner en paroles et en actes qu’une relation plus simple est possible entre Dieu et l’être humain. Il est venu apporter une parole libératrice qui rétablit l’être humain dans sa dignité, qui l’aide à se relever, s’il est à terre, à avancer s’il ne peut plus marcher, à aimer de nouveau, si la haine le ronge, à pardonner, si la rancune est tenace. C’est une école difficile, exigeante mais constructive.
C’est sûrement dans les derniers mots que nous trouvons la nouveauté de la Parole, Bonne Nouvelle : « Mon joug est facile et mon fardeau léger ». En quoi le joug du Christ est-il facile ? En quoi son fardeau est-il léger ? Son exemple ne le conduira-t-il pas à la mort ? Ceci est une autre question, mais une question quand même.
Mais c’est notre vocation humaine de mourir. C’est ce à quoi on reconnaît notre humanité. Ce qui va être important, c’est la façon dont nous allons vivre avant notre mort.
Et une proposition nous est faite avec le texte d’aujourd’hui. Dans la démarche de foi qui est la nôtre, chacun est invité à s’abandonner en confiance, qui est d’ailleurs une des définitions de la foi, tout en reconnaissant sa propre vulnérabilité, sans pour autant en avoir peur. Nous ne pourrons faire face à ce qui nous entoure que si nous acceptons à la fois d’être consolé et consolidé. « Venez à moi, les fatigués de ce monde, les déçus de la vie, les écrasés de chagrin, les accablés de culpabilité, les vidés de tout espoir, les infirmes de la foi et de l’amour, et je vous donnerai le repos ».
Nous sommes invités à faire ce mouvement vers lui, en nous souvenant que notre intégrité est préservée. Celui qui nous appelle est doux et humble de cœur. Son joug est facile et son fardeau léger, parce qu’il est avant tout respectueux de nos manières d’avancer, puisqu’il a choisi d’avancer au même pas que nous. Il est d’une patience infinie. Il sait que cela prendra du temps, peut-être toute une vie, mais il veut que nous croyons que cela est possible, il veut qu’aucun cheveu de notre tête ne soit perdu.
Amen