Amis, frères et sœurs,
Les trois récits de l’Évangile de Luc qui ont inspiré le conte des trois arbres nous parlent d’un destin humain ; celui d’un homme de Nazareth, né à Bethléem et mort à Jérusalem et qui prêchait sur une barque, sur le lac de Tibériade. Quand on parle de destin, immédiatement, l’idée de nécessité apparait. Comme s’il fallait : « qu’il en soit ainsi ». Comme si dès la naissance, l’itinéraire de vie était déjà tout tracé.
Les Évangiles nous entraînent souvent dans cette vision des choses en affirmant qu’il fallait que Jésus meure sur une croix pour que la parole de Dieu s’accomplisse. Un plan de Dieu ; l’idée est séduisante pour qui veut faire l’apologie de Jésus comme Christ. Mais qu’en est-il dans ce plan de Dieu de la liberté de l’homme et de la liberté de Dieu lui-même?
L’histoire que nous raconte Luc est celle d’un homme ordinaire qui naît et qui meurt comme n’importe quel homme, comme les brigands qui seront crucifiés avec lui, mais dont le récit de vie offre à voir plus qu’une nécessité biologique et autre chose qu’un destin.
Dans sa relecture de « l’évènement Christ », l’Évangile de Luc, qui se veut être un document historique, installe la vie d’un homme, pris entre naissance et mort, ballotté par les flots, dans un jeu de significations qui agissent à différents niveaux : réaliste, politique, symbolique, prophétique ou poétique.
Ainsi, l’enfant qui naît à Bethléem n’est-il pas seulement Jésus, fils de Marie et de Joseph, mais aussi : un enfant attendu par tout un peuple, compté par le recensement d’un empire, annoncé par les prophètes, et accomplissant une parole donnée dans les temps archaïques. La généalogie de Jésus selon Luc remonte jusqu’à Adam.
De la mangeoire à la croix, voilà l’alpha et l’omega de cet évènement qui devient accomplissement. Alors, quelle place tient la mangeoire dans ce système symbolique de la langue de Luc ? Être déposé à la naissance dans la mangeoire des animaux dans une étable de Bethléem, c’est être déposé comme le grain qui nourrit, l’Evangile de Jean dira : « Le pain descendu du ciel » pour parler de Jésus et cette mention de nourriture déjà présente dans le nom de Bethléem qui veut dire en hébreu : maison du pain, incitera Augustin d’Hippone à écrire dans un de ses sermons : « Allongé dans une mangeoire, il est devenu notre nourriture » ( sermon 189, 4) Augustin nous prend pour ces bêtes qui mangent à l’étable et ont besoin du pain du ciel pour devenir humains. À moins que Luc pense à ces animaux de l’étable dans le prophète Esaïe, car il est écrit : « Cieux, écoutez ; terre, prête l’oreille, car le Seigneur parle : J’ai élevé des enfants, je les ai fait grandir, mais ils se sont révoltés contre moi. Le bœuf connaît son propriétaire, et l’âne, la crèche de son maître. Israël ne me connait pas, mon peuple ne comprend pas. (Esaïe, 1,2) Ce pourrait-il que Jésus puisse être cette Parole donnée à ceux qui reconnaitront en Dieu leur maître ?
Même si la mangeoire a beaucoup inspiré l’humilité à ceux qui y voyaient une marque de l’abaissement infini de Dieu dans l’incarnation, les prophètes, comme souvent, nous donnent une clé de lecture qui nous ramène à l’accueil du Sauveur dans nos vies. Aurons-nous assez d’obéissance pour nous laisser guider par la Parole de la naissance à la mort, et même la mort sur la croix?
Jésus est emmailloté dans cette mangeoire, et ce linge qui le couvre et le protège sera présent dans le récit de sa mort. Le rideau cachant le Saint des Saints se déchirera par le milieu, comme les animaux offerts en sacrifice au temple étaient eux-mêmes coupés par le milieu. Joseph d’Arimathée enveloppera Jésus dans un linceul. Emmailloté, Jésus retourne à ces animaux mais cette fois, il est décrit sacrifié comme eux.
De la mangeoire à la croix, Luc nous raconte notre condition d’êtres humains : nous dépendons des soins des autres dans notre fragilité, de notre naissance à notre mort, mais nous sommes plus que des êtres biologiques qui naissent, vivent et meurent, nous sommes des êtres qui ne vivent pas seulement de pain, mais d’une parole qui fait vivre. Avec la mangeoire ou avec la croix, la figure du Christ nous invite à prendre nos distances avec la bestialité du monde, en nous mettant à l’écoute du maître qui nous parle. Plus qu’un destin, la vie devient dialogue, entre l’homme et Dieu, obéissance à l’inédit de Dieu, attention à des paroles inouïes, bien que prononcées jadis par les prophètes.
Entre la naissance de Jésus, déposé dans une mangeoire à Bethléem, et sa mort sur une croix à Jérusalem, il y a ce temps où il va exercer son ministère. C’est dans une barque, au bord du lac de Tibériade, que l’Evangile de Luc, nous fait retrouver Jésus de Nazareth. La barque sera l’endroit à partir duquel il enseigne. Et si on imagine la scène, il n’y a pas plus instable que cet homme, debout dans cette barque. Cette barque est concrète et symbolique en même temps. Concrète, parce que les premiers disciples sont des pêcheurs du coin et c’est leur outil de travail. Symbolique, parce que la barque représente l’être humain, ballotté par la vie, et plus tard, l’Eglise, lieu de rassemblement de ceux qui croient en Jésus le Christ, en proie aux vicissitudes du monde. La mission de Jésus est d’annoncer une parole de la part de Dieu, que les évangiles vont résumer en ces termes : « Les temps sont accomplis et le règne de Dieu s’est approché ». La foule qui est là, sur les bords du lac, est venue pour entendre quelque chose de cette envergure. Bien sûr, ils croient en Dieu, ils ont mis leur confiance dans la Loi de Moïse. Les Pharisiens et les Scribes sont là pour encadrer le peuple dans sa foi. Mais Dieu est-il encore présent au milieu de son peuple ? Ils espèrent tous en Dieu, en ces temps troublés. En ce jour-là, Jésus va se lancer dans ce que nous appelons aujourd’hui, la proclamation de l’Evangile, le kérygme, à partir d’une barque de pêcheur, au milieu d’un lac, pour une foule d’anonymes, fatigués et chargés, qui résistent comme ils peuvent à l’occupant romain, avec les taxes à payer ou des compromissions inavouables, comme Zachée, personnage propre à l’Evangile de Luc. Tous ces gens font face aux détresses quotidiennes, avec ces maladies qu’on ne sait pas guérir, ces infirmités qui sont autant de facteurs d’exclusion de la société comme de la synagogue, sans oublier ces deuils insurmontables. Comment Jésus va-t-il rejoindre les préoccupations de ses contemporains ? En se mettant dans la même précarité que la leur. C’est à partir de cette barque que Jésus lance « SA » bonne nouvelle, qui fera le tour du monde, une parole qui mettra des milliers d’hommes et de femmes en route à travers les siècles, un appel qui fondera le Christianisme et une part essentielle de notre culture. Jésus n’a rien écrit. Au fond, il ne reste que l’écho de sa voix, transmise par des écrits, rédigés par des témoins, avec des perceptions différentes sur ce qui s’est passé. On pourrait penser que, parce que ces écrits sont anciens, ils appartiennent au passé et qu’ils sont en quelque sorte lettre morte. Or l’Evangile continue d’être lu par tout un chacun, des hommes, des femmes et des enfants, de toutes cultures à travers le monde. Chacun s’étonne encore de la pertinence des paroles de Jésus. Sa venue ne cesse de nous intriguer et de nous faire poser des questions, qui touchent à l’essentiel de la vie, en général, et de la nôtre en particulier.
A partir de cette barque, les paroles de Jésus viennent toucher en ceux qui l’écoutent, comme en nous aujourd’hui, quelque chose de profond, de fondamental, de vital, mais aussi de vulnérable, voire de tragique, tout en laissant un étrange sentiment de paix. Par son message, relié à sa personne, Jésus nous rend attentifs à la voix de Dieu, mais également à notre propre voix, juste par l’intermédiaire de la sienne. Il nous parle de nous, tout simplement. Il nous parle de notre quotidien et de ce que nous savons depuis toujours, mais que nous oublions dans le tumulte de nos vies ou les ruptures de nos projets. Il met en lien ce que nous croyons, ou ce que nous essayons de croire, avec ce que nous vivons. Jésus nous fait prendre conscience de quelle façon le Dieu en qui il a mis toute sa confiance, toute sa foi, est proche de nous, jusqu’à être « avec nous » dans toutes les circonstances de notre vie. Ce qui fera dire aux témoins de son époque qu’avec lui, c’est bien » l’Emmanuel des prophètes », qui est là, et qu’en lui on peut y reconnaître « Dieu avec nous ». Avec lui, on reçoit les paroles de vie éternelle. Jésus dit ce qu’il fait et fait ce qu’il dit. C’est par cette cohérence que Jésus va éveiller en ceux qui le cherchent, le profond désir de Dieu, comme le réveiller en ceux qui pensaient le posséder. Par la présence de sa personne, par la qualité des mots qu’il choisit dans son enseignement, par sa façon d’être en vérité, au plus près de ce que la société appelle « les plus petits », Jésus sera compris et reconnu comme le Messie. Il transmettra cette bonne nouvelle de façon crédible. Et surtout, il permettra à chacun, chacune de se déterminer face à cette bonne nouvelle. La barque crée alors un espace particulier dans lequel Jésus se tient à l’écart du monde, mais il est audible et visible de tous. La barque est un « entre-deux », qui domine le précaire, et se détache sur le ciel. Jésus enseigne à la foule, mais n’est pas confondu avec elle. Seuls ses disciples sont avec lui dans la barque. C’est dans la barque qu’il les instruit comme dans le récit de la tempête apaisée. C’est aussi dans la barque que Jésus leur donne l’occasion d’expérimenter leur foi. Jésus maîtrise les flots changeants du lac qui représentent l’instabilité du cours de la vie et ce faisant, il enseigne à ses disciples la maîtrise de leur propre peur.
La mangeoire, la barque et la croix sont des christophores, ces symboles portent en eux l’existence du Christ. Ils nous relient à son humanité et à sa relation à Dieu. Même si nous ne sommes pas tous nés dans la précarité, même si nous ne mourrons pas sur une croix, et que nous n’enseignons pas dans une barque, ces images nous relient à l’itinéraire d’un homme devenu Christ pour ce monde, par sa foi. Jésus embarque hommes et femmes, à sa suite, en leur enseignant comment porter en eux le Christ, afin d’apaiser eux aussi les tempêtes, et combattre les peurs, qui menacent la vie. Jésus reste solidaire de cette humanité embarquée avec lui jusqu’à la mort, puis de la mort à la vie, en retrouvant ses disciples, au bord du lac, un matin de Pâques. Aujourd’hui, certains d’entre nous sont peut-être dans l’étable de Bethléem, et attendent une nouvelle naissance, D’autres sont peut être sur le bord du lac et attendent d’être embarqués dans une foi renouvelée, d’autres enfin, portent une croix trop lourde et attendent d’en être sauvés. Dans ces attentes, toutes différentes, Jésus nous rejoint et vient déposer le Christ en nous.
Amen.