Amis, frères et sœurs,
Il y a des récits tout à fait curieux dans la Bible et celui d’aujourd’hui en fait partie ! Il est curieux en ce sens qu’il raconte quelque chose d’invraisemblable, voire, incroyable.
Ce récit de Jésus marchant sur l’eau, ne passe pas inaperçu. Il marque les esprits. Il faut dire que Matthieu l’évangéliste qui écrit cette histoire, sait choisir les mots et les images pour captiver notre attention, par un récit haut en couleur, riches en détails, que nous ne trouvons pas dans les deux autres récits similaires qui racontent pourtant la même histoire, mais différemment. Chez Marc et chez Jean, tout y est à peu près, sauf l’intervention de Pierre. Pierre n’est présent que dans le récit de Matthieu. Cette histoire est absente de l’Evangile de Luc.
Ce récit se situe juste après celui de la multiplication des pains. La foule nourrie et rassasiée est invitée à retourner chez elle. Jésus prend le temps de se retirer à l’écart pour prier. Il « oblige » les disciples, nous dit le texte, autrement dit, il ne leur laisse pas le choix, à s’embarquer sur le lac, afin d’aller sur la rive d’en face, avant lui. Et le vent se lève sur ce lac ordinairement si calme, mais qui peut avoir des coups de tempête assez courts mais très violents. Les disciples luttent contre les vents contraires, et Jésus les rejoint en marchant sur l’eau. Les disciples ont peur et le prennent pour un fantôme. Ils crient. Jésus les rassure, en leur disant : « N’ayez pas peur, c’est moi ». Seul Pierre veut vérifier ce que dit Jésus en lui demandant de leur ordonner de faire la même chose que lui. Jésus lui répond tout simplement : « Viens ». Et contre toute attente, Pierre quitte la barque et marche sur l’eau en direction de Jésus. Mais voilà qu’au bout de quelques instants, il prend peur et se met à s’enfoncer dans l’eau. Il a encore la force de crier Seigneur sauve-moi. Jésus lui tend la main et le saisit. Il lui fait cette remarque : « Homme de peu de foi, pourquoi as-tu douté » ? Mais quand ils sont tous ensemble dans la barque, le vent tomba. Et c’est dans ce calme que les disciples confessent leur foi : vraiment, tu es Fils de Dieu.
De ce récit extraordinaire, nous pouvons recevoir quelque chose pour l’ordinaire de nos vies. Les récits que nous trouvons dans la Bible, et dans les Evangiles en particulier sont des récits qui contiennent des paroles de vie. Lorsqu’on travaille ce texte, la question qui revient fréquemment c’est : « Jésus a t –il vraiment marché sur l’eau ? » Cette question est toujours d’actualité et elle le sera toujours, puisque à travers les Ecritures, nous cherchons Dieu. Et ce seront nos réponses par rapport à notre compréhension de l’Ecriture qui diront en quel Dieu je crois. Lorsqu’on lit ces textes de façon littérale, c'est-à-dire en restant au plus près de ce qui est écrit, nous recevons quelque chose de fort. Mais croire n’empêche pas de réfléchir ! Si nous consentons à nous décaler, à nous déplacer, si nous acceptons de quitter en quelque sorte le seuil du premier degré de ce récit, alors, nous pouvons recevoir une quantité insoupçonnée d’informations et de messages vitaux et nourrissants. Au fond, lire la Bible, c’est un peu comme si nous étions dans une chasse au trésor. Nous recevons des messages qu’il nous faut sans cesse décoder, en y cherchant le sens caché.
Lorsque nous étudions un texte biblique, nous entrons dans l’écriture d’un témoin. Non seulement son écriture, mais aussi sa pensée, sa tournure d’esprit, sans oublier sa culture, son contexte. Ici notre témoin, c’est l’évangéliste Matthieu. Les récits bibliques sont écrits avec la grille de lecture qui est la foi de ceux qui ont rédigé. La Bible raconte l’histoire des hommes, en quête de Dieu. La Bible est une bibliothèque de livres écrits d’une façon orientée, avec le présupposé de la foi des auteurs bibliques. Il s’agit de leur témoignage de foi. Ils racontent ce qu’ils ont compris de Dieu à travers leur propre histoire, personnelle et collective au sein d’un peuple. Rien n’a été écrit en direct. Tout est en différé. Il y a d’abord une tradition orale qui fut mise par écrit très tardivement par rapport aux événements qu’ils relatent. C’est le même procédé pour l’ancien comme pour le nouveau Testament des Evangiles. On peut alors mieux comprendre qu’il y ait des récits presque identiques dans certains évangiles, mais avec des détails autres, des précisions différentes, comme il peut y avoir carrément des omissions, tout simplement parce que les expériences de foi des rédacteurs des Evangiles sont totalement différentes les unes des autres. Chacun a eu une rencontre singulière avec Jésus de Nazareth, devenu à un moment de leur vie, le Christ de leur foi. Et ce, pas immédiatement. Il a fallu de nombreuses années de maturation, après leur rencontre initiale. Bien des années après l’événement de la résurrection de Jésus, bien après que les disciples aient reçu la force de l’Esprit pour pouvoir devenir des témoins à part entière. Il a fallu tout le recul et le discernement nécessaire pour pouvoir mettre par écrit ce qui leur a semblé le plus important et qui pourrait rejoindre le maximum de personnes, en particulier tous ceux qui ne connaîtraient jamais le Jésus historique. Comment faire pour que son message se transmette de génération en génération ? Quels récits garder parmi tout ce qui a été vécu, pour que ce soit un témoignage qui parle au cœur des hommes, génération après génération. C’est ce qui fait, me semble-t-il la force d’un livre comme la Bible, mais aussi sa richesse, sa profondeur, sa vitalité. Alors bien sûr, il est possible de rester à la surface des textes bibliques. On peut tout à fait les parcourir comme de simples bagages intellectuels. La Bible fait partie du patrimoine de l’humanité. C’est bien d’en connaître l’essentiel. Bien sûr on peut rester, en quelque sorte, « coincé » sur les invraisemblances qu’on y trouve et refuser d’aller loin. Toute personne ayant un esprit rationnel ou scientifique, ou toute personne douée un tant soit peu de raison, dira que ce n’est pas possible de marcher sur l’eau. Et pourtant c’est bien de cela qu’il est question. Nous sommes donc invités à aller plus loin que le sens littéral du texte. Et on ne peut pas le faire tout seul. Il nous faut l’aide des autres, qui ont travaillé le texte biblique autrement. Nous allons avoir besoin de celles et ceux qui auront ce charisme d’entrer dans le texte par d’autres portes, qui vont nous apprendre que beaucoup d’images présentes dans les récits sont des symboles pour mieux comprendre une culture différente de la nôtre. De quelle eau s’agit-il finalement ? Si l’on nous enseigne que pour les auteurs bibliques, la mer regroupe l’ensemble des mers et des océans, qui cachent en eux-mêmes une faune inquiétante, semblable aux monstres marins véhiculés par les mythes des pays environnant Israël, alors la mer est synonyme de quelque chose d’inquiétant. Elle symbolise les forces du mal et de la mort. C’est alors que le récit que nous venons d’entendre s’ouvre plus largement à notre compréhension. Jésus ne marche plus seulement sur l’eau, mais il marche sur les forces du mal et sur les puissances de mort. Et le récit devient tout autre. La mer n’est plus seulement la mer, mais elle devient une métaphore de tout ce qui, dans notre vie, peut être comparé à des puissances de mal ou de mort: nos peurs, nos fragilités, mais aussi les épreuves, les inquiétudes, les angoisses. Et dans notre contexte actuel, dominé depuis plusieurs mois par cette pandémie, qui nous oblige à modifier nos façons de vivre et de travailler, et qui transforme nos rapports sociaux et familiaux, ce récit offre aux chercheurs de Dieu que nous sommes, ou aux croyants que nous sommes, une parole qui peut nous rejoindre là où nous en sommes, pour donner ou redonner du sens à notre vie. Au milieu de toutes ces interrogations que sont les nôtres par rapport à un avenir pour le moins incertain et fragile, voilà qu’un homme s’avance marchant sur toutes les peurs qui peuvent nous bouleverser ! Cet homme ne fait pas que marcher d’ailleurs, il rassure aussi ceux qui paniquent, en disant simplement : « Confiance, c’est moi, n’ayez pas peur ». Cet homme devient alors cette lumière qui rassure, qui oriente, qui calme, qui consolide même notre être intérieur. Il est cette voix, qui nous dit quelque chose de la part de Dieu, que nous ne sommes plus seuls, que nous sommes simplement accompagnés, si nous lui accordons un tant soit peu notre confiance. C’est l’expérience de celui qui écrit cet évangile, après la résurrection.
C’est alors que le personnage de Pierre entre en jeu, dans ce récit invraisemblable. Pierre demande à vérifier les dires de Jésus. Il veut rejoindre Jésus. Il lui demande la possibilité de faire comme lui : « Si c’est bien toi, alors ordonne-moi de venir vers toi, sur les eaux ». Et Pierre reçoit cet ordre désarmant de simplicité de la part de Jésus : « Viens ». Rien de moins, mais rien de plus. Et Pierre s’avance à son tour. En tout cas, il en prend le risque. On ne sait pas quelle distance il a parcouru. Par quoi est-il porté à ce moment-là pour oser s’aventurer sur quelque chose d’aussi instable et effrayante que ces puissances de mort ? II fait l’expérience d’une confiance absolue quelques instants. On peut imaginer qu’il a le regard fixé sur Jésus qui s’avance vers lui. Les deux avancent l’un vers l’autre. Mais Pierre est envahi par la peur de son environnement menaçant. Il se met douter et le voilà qui s’enfonce. Mais dans un ultime réflexe il crie vers Jésus : Seigneur sauve-moi !
Pierre, c’est le symbole du cheminement de foi de celui qui entre dans la lecture de ce récit. C’est le prototype du croyant, avec ses élans et ses doutes. Pierre a risqué quelque chose d’invraisemblable, et, prenant conscience de l’énormité de ce qu’il était en train de faire, la peur l’a fait régresser, en le faisant douter de lui-même. De quoi Pierre a-t-il eu peur ? Peut-être de ne pas être assez digne du Christ ? Cette peur le tenaillera jusqu’à la mort de Jésus. Pour le moment, Pierre n’est pas encore prêt. Il n’est pas prêt à accueillir dans sa vie le Messie. Il est encore trop déstabilisé, par ce Dieu inattendu inauguré par Jésus le Christ qui vient le rejoindre là il en est, sans pour autant lui faire des reproches. Il a risqué déjà de rejoindre le Christ quelques instants. Mais maintenant qu’il sait où en sont ses propres forces, limitées, c’est le Christ qui le rattrape et qui ne le lâchera plus. Seigneur ! Sauve-moi ! Pierre crie la vérité qui est en lui. Et Jésus l’entend. On peut imaginer qu’il le saisit par le poignet et qu’il le tient fermement pour ne pas qu’il se noie. Cette poignée de mains inoubliable, qui sauve de la mort, de toutes les morts, le tire vers le haut, vers la vie. « Homme de peu de foi, pourquoi as-tu douté ? » Jésus pose cette question à Pierre, une fois qu’il l’a sauvé, inconditionnellement. Pour ma part, je ne l’entends pas comme un reproche, mais plutôt comme une prise de conscience par rapport à la réalité à laquelle Pierre est confronté. C’est dur de suivre le Christ. Mais Pierre ne sait pas encore qu’il sera capable de suivre le Christ, sur un chemin insoupçonné, après avoir expérimenté toutes ses faiblesses, les unes après les autres. Après les avoir déposées au pied de la croix. Avant de suivre le Ressuscité. Si Pierre nous parle de nous-mêmes, alors ce texte est là pour nous aider à repérer quelles sont les bonnes raisons que nous avons de poser nous aussi le pied sur la mer et de marcher sur ces puissances du mal. Avec quelle confiance avançons-nous dans la vie ? Avons-nous conscience de nos forces et de notre enthousiasme, comme de nos limites, de nos faiblesses, de nos impuissances, malgré notre bonne volonté ? Jusqu’où serons-nous obligés d’aller pour crier à Dieu la vérité de notre être : « Seigneur, Sauve-moi ! » A chaque nouvelle tranche de vie, il faudra prendre le temps de repérer comment les textes de la Bible nous rejoignent, nous parlent, nous rencontrent. La palette d’interprétations des textes est infinie. Elle se conjugue avec l’expérience de nos existences.
Je ne sais pas si Jésus a marché sur l’eau. Est-ce si grave ? Ce récit n’est pas là pour prouver quelque chose, mais pour ouvrir une recherche, celle de Dieu et amener celui, celle qui cherche, à une rencontre. Nous cherchons Dieu, mais c’est lui qui nous trouve. Simplement, parce qu’il fait l’autre moitié du chemin, même sur l’eau mouvante de notre pauvre humanité. C’est ainsi que le texte me parle aujourd’hui. Demain, il me parlera autrement, et à vous aussi, et l’aventure continuera.
Tout en nous rencontrant, nous le rencontrerons.
Et de cette rencontre jaillira notre propre confession de foi.
Amen.