Amis, sœurs et frères,
Rien n’est étonnant, aux yeux de Dieu !
Ce passage du livre de la Genèse nous raconte l’histoire d’un homme, Abraham, en relation avec son Dieu. Et ce Dieu pourrait bien se nommer le Dieu des choses impossibles. Dieu rend visite à Abraham, dans cet oasis appelé les chênes de Mamré, qui reste à jamais le lieu mythique de l’hospitalité, de la même façon qu’Abraham reste la figure exemplaire de l’homme de foi, légendaire par son obéissance sans faille, et par son accueil généreux, proche de la prodigalité.
Où se situe Mamré, ou Mambré ? Cet endroit se situe à 3 kms au nord d’Hébron, dans la montagne de Judée. Nous sommes au cœur de ce qui deviendra Israël, là où Abraham établira sa résidence, et où Isaac et Jacob s’établiront aussi.
A la mort de Sara, Abraham y achètera la grotte de Makpéla pour lui faire une sépulture. Lui-même y sera par la suite enterré, ainsi que son fils Isaac, puis son petit-fils Jacob.
Aujourd’hui encore, on fait référence au tombeau des Patriarches dans cette région d’ Hébron.
Ce chapitre 18 de la Genèse raconte comment Abraham accueille trois étrangers sous sa tente. L’histoire se déroule en deux temps : tout d’abord une scène qui raconte cet accueil sous le chêne, puis une conversation qui a lieu près de la tente.
La première scène se passe au moment le plus chaud de la journée, autour de midi. Abraham est assis à l’entrée de sa tente. Dès le premier verset, le lecteur est mis immédiatement dans la confidence: « L’Eternel apparait à Abraham » (v.1). Mais Abraham ne l’a pas encore vu. Ce qu’il voit, en levant les yeux, ce sont trois personnages.
Ces personnages posent d’ailleurs un problème de traduction. Dans certaines versions, on trouve le mot « hommes » », dans d’autres, celui d’anges », ou de « messagers divins ». Mais le mot en hébreu désigne bien des hommes. Nous sommes donc devant une représentation de Dieu, qui apparaît face à Abraham, sous la forme de trois hommes. En tout cas, Abraham interprète dans la présence de ces trois hommes, Dieu qui lui rend visite. Mais ce n’est pas aussi simple de le dire ainsi car le récit passe sans cesse du singulier au pluriel, laissant planer l’ambigüité.
Que fait-il Abraham, à cette heure aussi chaude de la journée ? Comme le texte ne nous renseigne pas, on peut imaginer qu’il est dans un moment méditatif avec Dieu. Peut-être est-il en train de penser à son avenir, rempli de promesses, mais qui tardent à voir le jour. Au milieu de sa réflexion, Abraham reçoit la visite de ces trois inconnus, il lâche son moment d’intimité pour se consacrer exclusivement à l’accueil de ces hommes. Il se laisse déranger dans son moment personnel pour se tourner vers ceux qui arrivent sous sa tente. Parce qu’il sait bien que, dans le désert, recevoir ou non quelqu’un chez lui, à l’improviste, est une question de vie ou de mort. Le désert est brûlant. Il faut impérativement faire attention aux besoins élémentaires de l’autre comme la faim et la soif. Abraham n’est pas plus nanti que ceux qui lui rendent visite. Il vit sous la tente, qui est un espace à la fois protégé et ouvert à tous les vents. Au fond, dans cette histoire, c’est la rencontre deux mondes, vulnérables chacun à leur manière : les hommes parce qu’ils arrivent du désert et qu’ils ont besoin de se restaurer, et Abraham, parce qu’il vit sous une tente, signe qu’il n’est pas quelqu’un d’installé, mais toujours en errance.
Abraham exerce ici toutes les règles de l’hospitalité sémitique, relayée jusqu’à aujourd’hui par les Bédouins. Et nous sommes rendus sensibles à l’empressement d’Abraham d’accueillir au mieux ses visiteurs. Lui qui est vieux, le voici en train de courir vers eux pour se prosterner. Puis il se dépêche d’aller dire à Sara, sa femme de confectionner des galettes, tandis qu’il se précipite à son troupeau pour prendre un veau tendre et bon pour le donner à son serviteur qui s’active pour le préparer. Il donne encore du lait et du caillé, puis ils dégustent ensemble le veau préparé. Et cette scène se termine par le repas.
Les positions des personnages de ce récit sont inversées. Au début, Abraham était assis tranquillement à l’entrée de sa tente, face à des visiteurs, debout non loin de lui. A la fin, Abraham est debout, sous le chêne, auprès de ses hôtes assis, en train de déjeuner. Ce qui a provoqué cette transformation, ce sont deux paroles : tout d’abord celle prononcée par Abraham : « Seigneur, si j’ai trouvé grâce à tes yeux ne passe pas loin de ton serviteur », ce qui laisse supposer qu’Abraham a peut-être reconnu la présence de Dieu, puis la réponse des visiteurs : « Fais comme tu l’as dit », activant ainsi le processus d’hospitalité. Mais rien n’indique clairement qu’Abraham ait reconnu son, ou ses, visiteur(s).
La seconde scène est tout aussi ambigüe que la première. Les visiteurs posent la question de savoir où est Sara, la femme d’Abraham, dont ils connaissent le nom. Comment le savent-ils ? Mystère ! Sara est là, derrière la tente et ne perd aucune miette de la conversation. L’un des visiteurs annonce la naissance d’un fils au foyer d’Abraham et Sara. Ce qui provoque le rire intérieur et sûrement une moue ironique de Sara, qui est bien placée pour savoir que ce n’est pas possible. Mais ce visiteur n’ignore rien des pensées secrètes de Sara. Et en quelque sorte, il se dévoile à Abraham par cette phrase : « Y a-t-il quoique ce soit d’étonnant de la part de l’Eternel ? Au moment fixé, je reviendrai vers toi et Sara aura un fils » (Gn 18/14).
Malgré son rire rempli de scepticisme, et sa difficulté à le cacher, Sara sera tout de même exaucée et la promesse de Dieu tenue. L’histoire humaine et spirituelle entre Dieu et Israël est en route.
Dans notre monde si troublé actuellement par la distanciation sociale obligée, qu’est que ce récit peut nous apporter ?
L’hospitalité est un sujet délicat. Chez certaines personnes, c’est quelque chose de simple, d’évident, d’inné. Chez d’autres, au contraire, c’est quelque chose d’impossible. Nous sommes d’accord sur le principe d’accueillir, d’offrir l’hospitalité à l’étranger quel qu’il soit. Mais très vite, nous nous heurtons à des limites tout à fait légitimes, qui font partie d’un certain bon sens et même d’une clairvoyance. Je ne voudrais pas m’étendre sur la vaste question de l’accueil de l’étranger, ou celle, trop contemporaine des migrants, qui est un sujet sensible, épidermique, même. Dans notre église, c’est une question qui reste étudiée, pour laquelle des réponses temporaires sont trouvées, mais qui nécessitent une constante adaptation, face à une actualité qui nous déborde de tous côtés. Dans la Bible, la question de l’accueil de l’étranger reste constante et récurrente, et le peuple d’Israël est sans cesse renvoyé à se souvenir, à ne pas oublier qu’il a vécu sur une terre étrangère, et qu’il est nomade, toujours errant.
Je m’en tiendrai donc à cette notion d’hospitalité prometteuse, décrite dans ce récit de la Genèse.
Quand les trois hommes s’arrêtent à sa tente, Abraham ne les refoule pas. Il se laisse déranger dans la quiétude de sa propre vie, par cette arrivée à l’improviste. Il prend cette visite comme un signe de la présence de Dieu, même s’il la devine, plus qu’il ne la reconnaît. En accueillant ces visiteurs, il fait entrer un peu d’éternité dans sa vie, et dans celle de Sara, sa femme. C’est tout un impossible qui rentre chez lui. Grâce à son hospitalité empressée et généreuse, il reçoit la promesse d’une fécondité et celle d’une famille, là où l’âge rendait risible le simple fait d’y penser. Tout le texte est construit sur l’ambiguïté entre les trois hommes et Dieu, ou l’Éternel. D’ailleurs, Abraham demande à l’un d’eux, de ne pas passer loin de son serviteur. Que veut-il dire ? Peut-être que, ne pas accueillir les autres hommes comme des frères, ne pas ouvrir sa maison et son coeur, c’est passer à côté de ce que Dieu a à nous donner, une vie spirituelle construite sur les relations solidaires et aimantes.
Mais si c’est facile à dire, ce n’est pas facile à vivre. C’est difficile d’accueillir. L’hospitalité contient cette part d’imprévisibilité qui nous prend au dépourvu. Et nos sociétés, de plus en plus calfeutrées par la méfiance, voire verrouillées par le discours sécuritaire, ou par les digicodes, laissent de moins en moins de place à la surprise ou à la spontanéité. Nous sommes alors soumis à cette tension : d’un côté il faut faire l’impossible pour accueillir l’autre, c’est une question vitale ou morale, mais en même temps, c’est impossible de l’accueillir vraiment, parce qu’on touche au mystère de chacun, parce qu’il faut partager ce qu’on a, même si on a peu, (parfois c’est plus facile, si on a peu, que si on a beaucoup), et surtout, c’est livrer quelque chose de soi-même, c’est dévoiler sa propre intimité.
Et pourtant, dans nos déserts de sable comme de béton où les visites imprévues se font de plus en plus rares, si l’on ne fait pas preuve d’hospitalité et de disponibilité pour celui ou celle qui se présente, alors le désert sera encore plus immense et notre sentiment de solitude, décuplé. Abraham est sauvé du désert, mais aussi de la stérilité, par l’accueil de trois visiteurs inconnus, mais qui disent quelque chose de la présence de Dieu. Par l’étranger et son étrangeté, Abraham va vers lui-même, et découvre que la promesse sur laquelle il a fondé sa foi itinérante, va, contre toute attente, se réaliser.
Je vous propose de recevoir ce récit aujourd’hui, pour une vigilance à exercer, en tout cas, dans notre vie d’Eglise, envers les hommes et les femmes, qui sont autant de sœurs et de frères que nous ne choisissons pas, mais qui nous sont donnés, dans la foi et par la vie communautaire et fraternelle. Nous formons un corps, aux membres nombreux et disparates. Certains ont des fonctionnements à l’opposé des nôtres, ce qui peut nous hérisser le poil et nous faire porter des jugements préfabriqués, à l’emporte-pièce, parfois irréversibles. Alors, pour avancer ensemble, rien ne remplace la rencontre et l’accueil de l’autre, par une discussion, un partage, une explication en vérité, afin de ne pas manquer une hospitalité somme toute prometteuse. C’est une question de confiance, et la confiance, ça se décide, ça se choisit. Mais l’hospitalité aussi, ça se travaille, comme l’indique l’auteur de la lettre aux Hébreux : “ N’oubliez pas l’hospitalité, car c’est grâce à elle que quelques-uns, à leur insu, hébergèrent des anges ” (He 13, 2). Autrement dit, une présence de Dieu.
Ou encore l’auteur du livre de l’Apocalypse : “ Voici, je me tiens à la porte et je frappe ; si quelqu’un entend ma voix et ouvre la porte, je souperai avec lui et lui avec moi ”. (Ap 3, 20).
Amen.