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Si je vous pose cette question : « Mais vous les protestants, vous ne croyez  pas à la Vierge Marie ? », beaucoup d’entre vous reconnaîtront une affirmation, souvent maladroite, mais tout de même bien répandue,  qui indique la méconnaissance dans laquelle la foi protestante est tenue.
Et généralement, suit une autre question : « Mais alors, le 15 août, que faites-vous » ?  Il faut donc répondre avec beaucoup de diplomatie que ce jour-là, nous le passons de la façon la plus simple qui soit, puisque, effectivement, nous n’avons pas comme les catholiques ou les orthodoxes, de célébration concernant l’Assomption de Marie. C’est une question que l’on m’a posé justement hier matin, 15 août.
Cette question peut paraître naïve  aux oreilles de certains. Les protestants sont des chrétiens qui,  parfois,  font bande à part, en particulier en ce qui concerne Marie. C’est vrai qu’ils rejettent radicalement un certain nombre de dogmes de l’Eglise catholique, qui leur paraissent éloignés, voire  étrangers à la pensée biblique, comme par exemple, Marie médiatrice entre le croyant et Jésus, ou entre le croyant et Dieu, ou encore la doctrine de l’Immaculée Conception, selon laquelle Marie aurait été préservée du péché originel, doctrine officiellement reconnue en 1854, ou celle de l’Assomption, fêtée le 15 août, célébrant la glorification de Marie, ou Marie élevée au ciel,  reconnu seulement en 1950. Les orthodoxes diffèrent des catholiques sur ces deux doctrines : ils ne reconnaissent pas l’Immaculée Conception,  ni l’Assomption  par voie de conséquence, lui préférant « la Dormition », doctrine selon laquelle Marie, soumise comme tout un chacun à sa condition humaine, meurt, puis ressuscite, puis est élevée au ciel.  
Ces doctrines n’étant pas basées sur l’Écriture mais plutôt sur la Tradition et sur la piété populaire, les protestants restent volontairement en retrait sur ces deux fêtes. Ce qui ne les empêche pas d’avoir un sérieux respect, voire un attachement,  pour la mère de Jésus. D’ailleurs, au moment de la Réforme, le conflit entre l’Église catholique romaine et les Réformateurs ne portait pas sur la personne de Marie, mais sur le salut par la grâce, au moyen de la foi.  Luther, en particulier,  avait maintenu les fêtes de l’Annonciation, de la Visitation et de la Purification, parce qu’elles ont un fondement scripturaire. C’est pourquoi nous pouvons découvrir ou relire  en toute liberté et sans aucune culpabilité,  le commentaire fervent que fait Luther du Magnificat dans lequel il reconnaît, je cite : «la douce mère de Dieu, (qui) nous enseigne, par l’exemple de son expérience et par ses paroles, comment on doit reconnaître, aimer et louer Dieu ».
Ou écouter avec le plus grand émerveillement, le « Magnificat » de Jean-Sébastien Bach.
C’est pourquoi aussi, avec l’ouverture officielle du dialogue œcuménique entre les églises chrétiennes, au 20ème siècle, il était naturel que les protestants se réapproprient, voire, pour certains, se réconcilient avec la figure de Marie, présente dans les Ecritures.
Ne nous méprenons pas. L’objet de la foi chrétienne n’est pas Marie, mais bien, Jésus, le Christ. Si Marie ne tient pas une place importante dans la piété protestante, elle  est,  et elle reste,  la mère de Jésus. Les protestants s’accordent à dire qu’elle demeure le visage du tout premier disciple du Christ, et qu’elle est notre sœur dans la foi chrétienne. Et si nous avions besoin de découvrir ou de redécouvrir le personnage de Marie, c’est évidemment sur la base des témoignages bibliques qu’il faudrait le faire, mais en gardant à l’idée que les Écritures ne nous donnent pas un accès direct au personnage de Marie. Tout comme pour Jésus, ou les disciples, nous ne pouvons rencontrer Marie qu’au travers des témoignages qui construisent chacun des Évangiles. Chaque évangéliste en parle, mais chacun avec ce qu’il reçu et compris du message du Christ. Mais finalement, n’est ce pas une aventure qui commence ou recommence à chaque fois que nous ouvrons la Bible ? Les Écritures ne nous confortent pas dans nos  habitudes ou nos traditions, mais au contraire, elles viennent les bousculer, les déplacer,  autrement dit, les réformer. 
Si Marie est présente dans les quatre Évangiles, à des endroits très différents, seuls ceux de Matthieu et de Luc font référence à la naissance et à l’enfance de Jésus. Aujourd’hui, nous nous intéresserons davantage au récit de Luc, racontant la visitation entre les deux cousines, Élisabeth et Marie.
Luc écrit son Évangile pour un monde païen, une société construite sur d’autres images divines et dont le fonctionnement est basé sur la puissance, la richesse, l’orgueil. Mais au fond, notre société, 21 siècles après, est sensiblement la même qu’au temps de Luc. Alors, la Parole de Dieu serait-elle impuissante à changer quoi que ce soit, malgré le témoignage en paroles et en actes de la nuée des témoins qui nous précédés ? Et si elle ne change rien, alors, pourquoi l’écouter encore aujourd’hui ? La foi qu’elle suscite ne serait-ce qu’une illusion, ou encore un certain opium du peuple, évitant ainsi de réfléchir.
Nous venons de lire ce cantique de Marie. On le connaît mieux sous l’appellation  « Magnificat » qui est sa traduction latine. 
Mon âme exalte le Seigneur !
On entend la louange de cette femme qui clame son bonheur. Mais si nous  regardons attentivement le texte, nous pouvons être surpris par son contenu. Les deux cousines, Élisabeth la femme âgée qui a dépassé l’âge biologique de la maternité et Marie, la jeune fille, qui n’est pas encore mariée, donc légalement, qui ne peut pas être enceinte, sont ensemble.
Elles échangent leurs sentiments sur leurs maternités respectives. Élisabeth  a salué la visite de Marie, en s’écriant : « Bienheureuse celle qui a cru… »
Et Marie répond à Élisabeth : « Oui, désormais, toutes les générations me diront bienheureuse ». Jusque là, pas de grande surprise.
Par contre, tout le reste de la prière de Marie pose question.  Les mots de Marie sont surprenants, inattendus dans la bouche d’une toute jeune femme, qui n’a, a priori, aucune expérience de la vie …
Pourquoi cette femme, que Dieu a choisie pour être la mère du Sauveur, commence-t-elle par dire son humilité ?
Les premiers mots de ce cantique rappellent un autre cantique de l’Ancien Testament, celui que nous pouvons retrouver dans le 1er livre de Samuel.
Ces mots étaient déjà présents dans la bouche d’Anne, la future  mère de Samuel. Anne, stérile, pleurait de ne pouvoir donner naissance comme elle le devait. Elle avait crié à Dieu sa détresse : « Seigneur tout puissant, si tu daignes regarder l’humilité de ta servante, et lui donner un fils, alors je te le donnerai ! » (1 Samuel 1).
Anne est-elle un modèle d’humilité ? Non,  pas forcément, mais elle est un modèle d’humiliation.
On se moque d’elle et on la méprise parce qu’elle ne peut pas avoir d’enfant. Même sa propre prière dans le temple est mal comprise par le prêtre qui croit qu’elle est ivre, tellement son chagrin lui faisait perdre le contrôle de son comportement. 
Son destin de femme en ce monde ancien est anéanti, réduit à néant. Elle existe, mais elle ne peut pas remplir sa mission  qui est de donner la vie et d’assurer la survie de la dynastie, en donnant une descendance.
Les premiers mots du Magnificat de Marie peuvent aussi faire penser à une autre histoire : à celle de Léa, dans le livre de la Genèse, l’épouse délaissée puisque Jacob lui préféra Rachel ! Léa, abandonnée, ne trouve plus de justification à son existence,  mais néanmoins, Léa attendra tout de même un enfant. Elle mettra au monde Ruben. Et quand elle apprend cette nouvelle, Léa laisse éclater sa joie avec ces mots : « Le Seigneur a daigné regarder mon humiliation ». (Genèse 29/32)
Et Léa dira encore, après avoir mis au monde Siméon, Lévi et Juda :
« Toutes les femmes me diront bienheureuse ». (Genèse 30/13)
Toutes ces paroles font écho aux paroles du cantique de Marie.
C’est le langage de la prière de la femme, à qui, jusqu’à présent, le bonheur de participer à la bénédiction a été refusé ;
C’est le langage de l’épouse qui se désespère de ne pouvoir honorer ses engagements et de faire rater la promesse qui a été faite à Abraham au tout début de l’alliance : une descendance innombrable ;
C’est le langage de la prière de la femme qui découvre que son vœu le plus cher est enfin exaucé, et qu’elle ne sera plus la honte ni de son couple, ni de sa famille, ni de la société.
Au fond, le « Magnificat » est une prière qui aurait, sans doute, mieux trouvé sa place dans la bouche d’Élisabeth, car enfin, l’épouse stérile, dans cette histoire, c’était bien Élisabeth. Au lieu d’écrire « Et Marie s’écria » … il aurait peut-être fallu mettre : « Alors elle s’écria », en relation avec Élisabeth, et retrouver ainsi une certaine logique.
Une logique oui, mais une nouveauté, non.
Luc écrit son évangile dans le but de témoigner, comme les autres évangélistes, de sa propre foi. Le texte final a été rédigé au plus tôt en 70, bien après sa mort. Nous avons certainement  affaire à une prédication de la première Église, inspirée peut-être par quelques souvenirs, mais nourrie surtout du souci de montrer aux générations futures comment la naissance de Jésus est en accord avec les prophéties de l’Ancien Testament.
On ne peut pas douter que les rédacteurs des Evangiles aient fait un travail sérieux. Et lorsqu’à notre tour, nous travaillons les textes bibliques, on ne peut que découvrir comment les évangélistes ont récolté, compilé en quelque sorte les traditions juives pour les actualiser à chaque génération et c’est sûrement une liberté que nous avons encore à apprendre pour aujourd’hui.

Le Magnificat de Marie est une prière juive très ancienne, remplie de références scripturaires, qui en font une prière liturgique, destinée au culte.
Au départ, c’est la prière d’une femme stérile, certes, abandonnée, sûrement, en tout cas, c’est la prière d’une créature qui n’a rien d’exceptionnel, qui n’a rien à faire valoir, c’est aussi la prière de tout un peuple qui ne compte que sur l’alliance que Dieu a conclue avec lui.
Lorsqu’on continue la lecture de ce texte, nous pouvons souligner le caractère subversif des paroles de cette prière, qui n’ont rien à envier aux manifestes révolutionnaires de tous âges : « Il est intervenu de toute la force de son bras, il a dispersé les hommes à la pensée orgueilleuse, il a jeté les puissants à bas de leurs trônes et il a élevé les humbles ; les affamés, il les a comblés de biens, et les riches, il les a renvoyés les mains vides ». Il y a de quoi ébranler  les dictatures les plus solides, notamment en Amérique Latine, qui avaient interdit le chant du Magnificat dans les Églises, ou faire s’écrouler certains trônes de la finance.  
Mais ces paroles sont autrement plus subversives, lorsqu’elles annoncent un renversement spirituel, que les derniers seront les premiers,  que les enfants, les petits, les prostituées et les collecteurs d’impôts précèderont les théologiens et  autres « organisateurs de la vérité ». *
Ces paroles peuvent surprendre, lorsque nous les entendons dans la bouche de Marie, une jeune fille simple et modeste, mais qui a fait le pari de la foi, de la confiance : « Je suis la servante du Seigneur, qu’il me soit fait selon ta parole. (Luc 1, 18), dans l’ordinaire de sa vie, alors qu’elle rend simplement visite à sa cousine. Elle relie sa vie à celle de la nuée des témoins qui l’ont précédée, en y mêlant le chant des psaumes, qui accompagnent Israël tout au long de son histoire.
Ces paroles nous rejoignent précisément dans l’état actuel du monde, en particulier dans notre contexte contemporain de pandémie, où nous découvrons chaque jour par les nouvelles, comme le fossé s’accroit tragiquement entre les riches et les pauvres, entre ceux qui ont un travail et ceux qui l’ont perdu ou qui sont en voie de le perdre.  La promesse de justice clamée dans la prière de Marie ne peut résonner que comme un cri, à la fois de détresse et d’espérance, qui rappelle les cris qui relie les êtres humains à travers le monde, bien  au-delà de toute barrière confessionnelle et religieuse.
Dans l’Évangile de ce matin, Marie prie librement avec des paroles qui ne laissent  la place ni aux regrets, ni à la tergiversation.
Elle prie avec des mots qui supposent l’accomplissement de son attente.
Remarquons aussi que, pas une seule fois l’enfant qu’elle porte n’est mentionné. La prière de Marie opère un véritable décentrement. Ce n’est pas son histoire personnelle qu’elle raconte, mais elle s’inscrit avec celles et ceux qui l’ont précédée, dans la grande histoire du peuple de Dieu. Elle ouvre le chemin pour celles et ceux qui viendront après elle. C’est en cela, me semble-t-il,  que réside la nouveauté.
Quelques versets auparavant,  l’ange Gabriel avait promis à Marie un enfant à la destinée merveilleuse, dont elle ne semble tirer aucune fierté personnelle. Parce que l’enfant qui arrive dépasse largement ses attentes de future mère, en rejoignant plutôt l’attente d’Israël, et plus largement l’espérance d’un monde touché à nouveau par la grâce de Dieu.
Avec Marie, nous sommes au seuil de ce Royaume que Jésus inaugurera dans quelques temps, pas encore établi mais déjà là tout entier dans une personne, Jésus,  qui dira sur la croix : « Tout est accompli ».
Aujourd’hui, la descendance promise à Abraham au fil des siècles qui ouvre le peuple juif aux dimensions de l’humanité,  sera une descendance espérée mais inattendue, qui va bousculer pour Marie, les règles de l’enfantement, les règles de la stérilité, pour Élisabeth, qui mettra aussi en place de nouvelles règles dans les relations humaines et familiales.  Jésus ne dira-t-il pas plus tard : « Qui sont mes frères et mes sœurs ? Qui est mon père, qui est ma mère, mais celles et ceux qui font la volonté de mon Père qui es dans les cieux (Mt 12, 46 à 50 ; Mc 3, 32 à 35). Jésus inaugurera encore une nouvelle relation filiale au moment de sa mort, disant à Marie et à Jean : « Femme voici ton fils, Jean, voici ta mère » (Jean 19/26-27) … une manière symbolique de rassembler Israël, « la racine qui nous porte », et l’Église naissante, aux branches infinies.
Le salut est donné, depuis le tout début. Il nous est juste demandé de le célébrer. Et nous avons toutes les raisons d’être joyeux, car, faut-il le rappeler,  le nom de Jésus veut dire : « Dieu sauve », et non pas « Dieu punit », ou « Dieu se venge ». Marie attend cet enfant, qu’en lui, beaucoup reconnaîtront comme le Messie, qui,  au nom de Dieu et de son amour sans condition,  ne nous accuse pas, mais nous encourage, ne nous  juge pas, mais nous pardonne, ne nous exclut pas, mais nous accueille et nous tire d’affaire, tout simplement parce qu’il ne met pas son pouvoir au service de la colère  de Dieu, mais de son amour. 
Il faut aujourd’hui célébrer cette bonne nouvelle.
Et puisque ce texte est dans l’Évangile, c’est aujourd’hui, la prière de l’Église universelle, et pas seulement celle d’une église en particulier. Je crois que le Magnificat peut aussi être notre propre prière aujourd’hui.
Car dans le monde dans lequel nous vivons, quel temps prenons-nous pour dire : « Mon âme exalte le Seigneur » ?  « Magnifique est le Seigneur ! » Est-ce que nous avons seulement des raisons de nous réjouir de la sorte ? Ne serait-ce pas de la provocation pure alors que notre monde souffre si injustement, lorsque nous écoutons les dernières informations tragiques, au Liban ou en Afrique, lorsque nous sommes accablés par les tourments ou les tristesses, voire les culpabilités incompressibles…
Nous sommes invités à nous réjouir et à dire notre reconnaissance, pourtant, parce qu’il nous est proposé de regarder attentivement chacune de nos vies, tissés immanquablement d’épreuves, d’échecs et de déceptions, et de bien repérer, comme une relecture de notre existence, là où il y a eu ces petits moments de joie où tant de choses bonnes ont eu lieu, comme des prières exaucées, des désirs comblés, une rencontre qui permet le partage, l’échange, une maladie guérie ou une autre qui offre un temps de rémission. C’est à nous de repérer comment nous avons été aimés, accompagnés sur nos routes humaines. C’est à nous de compléter la liste dans notre cœur.
Alors, en ce week-end dit de « l’Assomption », accueillons la prière de Marie, comme le chant du monde. Oublions tout esprit de polémique et cherchons dans le texte qui nous est offert, la Bonne Nouvelle dont nous avons, nous les premiers, tellement besoin. Une bonne nouvelle qui libère des antagonismes, des méfiances, des conflits et qui invite à la confiance et à la réconciliation, non seulement, avec nous-mêmes mais avec tous les hommes.
Amen.

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