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Prédication

                "Personne ne connait ni le jour ni l'heure"

                Alors que nous sommes arrivés à une nouvelle étape de notre drôle de vie confinée, nous sommes dans l’incertitude quant à notre vie future.
                Durant toute la période que nous venons de vivre, des échéances nous étaient données comme repères pour supporter encore les restrictions qui nous étaient imposées. Aujourd’hui, notre temps s’accélère et l’on remarque dans les rues une reprise d’activité discrète derrière les vitrines des commerces ou dans les cours d’écoles. La population se prépare à une nouvelle étape, dans laquelle le rythme change, et où l’avenir reste quand même incertain.
                Confinés, puis "déconfinés", et peut-être "reconfinés", comment envisager cette temporalité étrange ?
                Le texte de l’Évangile de Matthieu est clairement apocalyptique. Quelque chose va advenir. Et la description de cet évènement est inquiétante. Il est question de l’avènement du Fils de l’homme. Ce salut pourrait être attendu comme une bénédiction, un bonheur tant attendu, mais il n’en est rien. Comme le sort aveugle, la venue du Fils de l’homme ressemble à un fléau aussi cruel que le déluge. La vie suit son cours et, subitement, elle s’arrête pour certains et pas pour d’autres, et personne ne peut savoir à l’avance ce qui adviendra de chacun. La venue du Fils de l’homme est comparée à la venue d’un voleur ; c’est une exaction, un attentat, une chose terrible. Et personne ne sait le jour, ni l’heure.
                Le fléau qui s’est abattu sur le monde et qui continue de tuer tel ou tel, sans que l’on sache vraiment pourquoi cette personne plutôt qu’une autre – car les diagnostics des médecins sont parfois démentis par la réalité – nous place dans cette situation où nous ne savons ni le jour ni l’heure.
                Si le fait d'être empêchés dans nos déplacements change évidemment notre rapport à l’espace, notre temporalité, elle aussi, a changé. Que veut dire "prévoir" quand les nouvelles règles de vie sont édictées toutes les trois semaines et changent au gré de l’évolution d’une pandémie contre laquelle on n’a encore aucun remède certain, sauf l’évitement, et donc le confinement ?

                Quel est ce temps dans lequel nous ne savons ni le jour, ni l’heure ?
                D’ailleurs, cette heure et ce jour, pour nous, sont-ils ceux de la reprise de la vie d’avant, ceux d’une éventuelle contamination, ceux d’une éventuelle aggravation, ceux – comme le disent les plus optimistes – d’une vie radicalement nouvelle ? Se projeter dans l’avenir semble bien téméraire aujourd’hui.
                On se rassure en imaginant ce fameux jour d’après, comme si nous étions dans un temps linéaire entre passé et avenir, avec la possibilité de maîtriser l’un et l’autre. Mais ne faut-il pas envisager notre temps autrement, comme un temps toujours suspendu ? N’est-ce pas là notre véritable condition humaine ?
                Avant que le déluge ne survienne, chacun vaquait à ses occupations, écrit l’Évangéliste Matthieu ; les gens se mariaient et mariaient leurs enfants ; ils prévoyaient un avenir à hauteur d’une génération. Mais le cataclysme survient et tout est interrompu, annulé, annihilé. Les rêves et les espoirs pour demain sont frappés de plein fouet et  celui qui survit se retrouve devant une vie à réinventer.
                N’est-ce pas ce que vivent toutes les personnes qui apprennent un jour que la maladie les frappe jusqu’à atteindre leur espérance de vie ? N’est-ce pas la même chose pour toute victime d’accident qui se retrouve à réapprendre les gestes les plus simples après un traumatisme physique ou mental ? N’est-ce pas notre condition à tous, au bout du compte, nous qui croyons pouvoir compter sur demain et qui ne savons jamais ni le jour, ni l’heure où tout s’arrêtera ? La pandémie que nous vivons fait un effet de loupe sur une réalité temporelle que l’on est forcé de regarder alors que nous pouvons, d’habitude, l'ignorer en regardant ailleurs.


                Quelle est la réalité de ce que nous appelons : « le temps » ? Le texte de Matthieu nous parle d’une possibilité de se tenir prêt, tout en sachant que nous ne connaissons ni le jour ni l’heure de la venue du Fils de l’Homme. Mais comment se tenir dans une attente sans date, sans fin ? Quel type de vie nous propose l’Évangile ?
                Les disciples de Jésus et Paul, le premier sans doute, ont cru que Jésus reviendrait après avoir été crucifié. Sur cette tragédie de la mort qui est venue faucher tous les espoirs de ceux qui voyaient en lui une nouvelle ère, les témoins qui ont écrit dans les années suivantes, ont formulé une théorie du retour du Christ, dans la gloire, et dans un but de changement radical du monde. La temporalité historique se trouvait alors remise en question par des courants apocalyptiques qui faisaient de l’accident, de la rupture, de la crise, une apocalypse, un dévoilement de vérités dernières. Les idées de jugement dernier, habituellement reléguées à la fin du monde, devenaient celles d’un évènement imminent. Le temps long de l’histoire du salut et de l’accomplissement du royaume de Dieu dans l’éternité, se trouvait alors accéléré par la "parousie", l’avènement dans ce monde, du Fils de l’homme, entité divine qui jugerait le monde et sanctionnerait ses agissements.


                Quel est ce temps dans lequel nous devons vivre ? Est-ce le temps du qui-vive ? Est-ce le temps de la survie ? Ou y a-t-il une place pour le temps long de l'espérance et de la promesse ? Que veut dire veiller, se tenir prêt quand l’avènement d’un autre temps attendu n’a jamais lieu ?
                Dans Les Confessions, Augustin d’Hippone développe une conception du temps tout intérieure à l’âme humaine. Le temps, d’après lui, n’est pas mesurable de l’extérieur, il n’est pas une durée en soi, mais il est toujours appréhendé comme une tension (ou "distension" selon certains traducteurs) de l’âme humaine. Ce que l’homme appelle passé est la mémoire d’un présent révolu et ce qu’il appelle futur, est une attente, dans le présent, de ce que son âme prévoit. Mais l’expérience humaine du temps n’est toujours que l’expérience du présent tendu entre mémoire et attente. Le temps n’existe donc que comme temps pour moi, tension de mon âme. Ce qui ne veut pas dire, pour Augustin d’Hippone, que l’homme crée seul la mesure de ce temps. C’est ce qu’il appelle "le Maître intérieur", le Verbe de Dieu qui est la mesure de notre rapport au temps. Ainsi, l’éternité peut être la mesure de mon présent, à condition de m’en remettre à ce "Maître intérieur".
                Les Églises primitives elles-mêmes ont douté de ce "Maître intérieur" que chaque croyant pourrait consulter en lui-même pour mesurer son propre présent, pour puiser dans le trésor de sa mémoire et espérer son avenir. Comme le Christ ne revenait pas, les Églises ont rajouté aux dires du Christ leurs propres dires, leurs propres règles, leurs propres compréhensions du temps ; et de là est née toute la violence cléricale qui ne voulait pas comprendre que, si le retour du Christ n’avait pas lieu comme les Églises se l’imaginaient, c’était peut-être qu’elles s’étaient trompées sur le sens de ce retour. Alors, refusant de s’avouer vaincues, elles ont inventé les peurs et les imagiers infernaux pour brandir la menace d’un retour du Christ en juge impitoyable. Manquant de foi dans cette parole d’un Christ qui disait qu’il serait avec nous jusqu’à la fin du monde, les Églises ont hâté cette fin du monde, ce qui leur donnait la possibilité de tenir en respect les foules qui auraient pu tirer du message Évangélique une trop grande liberté dans leur présent.


                Dans Les frères Karamazov, Dostoïevski développe le thème du retour du Christ dans une discussion entre Ivan et Aliocha. Ivan imagine un mystère médiéval, dans lequel il met en scène le Christ, poussé par son infinie miséricorde, revenant dans le monde et ressuscitant une petite fille de sept ans, ou guérissant un vieil aveugle.
                L’histoire a pour cadre Séville au temps de l’Inquisition, et le grand Inquisiteur fait arrêter Jésus en personne et en toute connaissance de cause. Puis venant le voir dans sa cellule, de nuit, l’Inquisiteur explique au Christ qu’il a eu tort de revenir et que, refusant les propositions du diable lorsqu’il était quarante jours au désert, il n’avait pas compris que ce que l’homme voulait, ce n’était pas la parole de Dieu, mais qu’on lui donne du pain, que ce que l’homme voulait croire ce n’était pas Dieu, mais le merveilleux des miracles, que ce que l’homme voulait, ce n’était pas la liberté, mais un chef auquel se soumettre. Ainsi, Jésus-Christ revient-il, dans cette fiction imaginée par Ivan, mais il n’est pas le bienvenu car, depuis son départ, l’Église du Pape a accepté les trois tentations du Diable que le Christ avait refusées au nom de la foi, de l’espérance et de l’amour. Que venait-il troubler, ce Christ, dans ce jeu de pouvoir bien rôdé ? Le grand Inquisiteur intime l’ordre à Jésus de repartir là d’où il est venu.
                Cette fiction de Dostoïevski montre avec lucidité le cynisme des hommes de pouvoir qui se sont servis de Dieu pour manipuler le rapport des hommes à leur propre temps. Et combien il est plus confortable de laisser à un pouvoir en place l’organisation de notre temps plutôt que de vivre en acceptant cette réalité du temps suspendu.

                Pourtant, nous n’avons aucune raison de nous soumettre à un temps qui nous serait imposé par la peur, les dogmes ou les récits apocalyptiques. La mesure de notre temps ne serait-elle au bout du compte, que celle de notre culpabilité ? La mesure de notre vie ne serait-elle que le bilan calamiteux, brandi par Dieu devant nous ?
                Oui, nous sommes sans cesse dans cette attente du salut de Dieu. Mais cela ne veut pas dire que ce salut est une sanction. Le temps de Dieu présent dans notre âme par la foi n’est pas ce temps terrifiant qui nous laisserait comme alternative : l’enfer ou la béatitude.
                Ne pourrait-il y avoir une temporalité du veilleur, sans terreur de ce que nous ignorons du futur ? Sommes-nous condamnés à toujours vivre dans la peur parce que nous ne connaissons que notre présent ? Pourquoi ne pas comprendre cette tension constitutive de notre rapport au temps, comme une modalité d’existence humaine sans menace ? N’est-ce pas la foi même que de découvrir le futur que crée Dieu pour nous ?

                Vincent Van Gogh écrit : « À une époque, on croyait que la terre était plate. Eh bien, elle l’est, même aujourd’hui, de Paris à Asnières. Mais ce fait n’empêche pas la science de prouver que la terre, dans son ensemble, est ronde. Nul ne le nie aujourd’hui. Eh bien nous sommes encore au stade où nous croyons que la vie elle-même est plate, la distance de la vie à la mort. Mais il est probable que la vie elle aussi est sphérique, et beaucoup plus étendue et vaste que l’hémisphère que nous connaissons. La question est de savoir s’il nous est possible de voir la vie dans sa totalité, ou si nous n’en connaissons, avant de mourir, qu’un seul hémisphère. » (Lettres de Vincent Van Gogh à Émile Bernard, Vollard, Paris, 1911).

                Nous est-il possible de voir la vie dans sa totalité comme le suggère Van Gogh ? Sans doute, ce temps d’incertitude nous montre que non. Nos limites humaines nous obligent à accepter que nous ne connaissons pas demain et encore moins l’autre hémisphère visible au-delà de la mort. Pourtant, il nous est possible de vivre en gardant à l’esprit que la vie est sphérique, que toute un hémisphère manque à notre champ de vision, que toute une partie du temps est impossible à connaître mais qu’il existe bien, ce temps.
                Vivre dans l’éternité de Dieu, s’y installer, c’est habiter le temps que Dieu nous donne à découvrir, à vivre. C’est quitter ce sentiment que nous sommes coincés dans le présent, seul temps possible pour nous, et inventer l’avenir, le rêver, le créer, comme les peintres créent l’invisible dans les couleurs d’un sujet rendu présent.
                Courber le temps, l’imaginer toujours plus vaste qu’il n’est dans le présent, c'est s’autoriser à penser à demain, à convoquer hier, pour créer des possibles. Voilà notre salut.

                Aujourd’hui comme hier, nous sommes dans un temps suspendu. Pourrons-nous cesser de nous soucier des virus qui peuvent paralyser le monde entier ? Devrons-nous vivre sans cesse dans la crainte de nouvelles pandémies ? Nous n’en savons rien, mais notre temporalité ne doit pas capituler, car notre rapport au temps est celui que nous inventons avec ce qui nous est donné.
                Tout prévoir comme si on maîtrisait le futur se révèle-t-il être une illusion ? Eh bien, imaginons des futurs multiples et hypothétiques dont certains, sans doute, ne verront pas le jour. Les fragilités de nos vies ne sont-elles plus celles que nous imaginions ? Eh bien, déplaçons nos solidarités pour répondre à ces nouvelles données. La vulnérabilité est-elle maintenant une évidence ? Eh bien, acceptons enfin que notre but ultime ne doive plus être la puissance, mais l’adaptabilité.
                Quand Van Gogh imaginait une vie sphérique dont les deux hémisphères se trouvaient de part et d’autre de la mort, l’un humain et l’autre divin, nous autres humains du vingt et unième siècle, nous devons imaginer une vie polymorphe, dans laquelle les limites d’hier se déplacent constamment, nous obligeant à repenser les rapports entre l’humanité et le divin.
                Nous ne connaissons ni le jour, ni l’heure : ce n’est pas une sanction qui nous est annoncée dans l’Évangile, ni une menace qui nous est faite. C’est la révélation de notre condition d’enfants de Dieu, porteurs d’humanité et d’éternité, unis à un Dieu hérité et toujours devant nous.
                Notre vie est dans cette temporalité de la relation, tendue entre les promesses du passé et les créations de demain. À nous d’en faire un présent éternel dans la foi.
                                                                               AMEN.

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