Prédication
Amis, frères et sœurs,
Nous sommes dans le 20ème jour de confinement, décrété par le gouvernement pour combattre le coronavirus qui s’est propagé à travers le monde comme une traînée de poudre, que personne ne peut endiguer. « Nous sommes en guerre », a déclaré le chef de l’État, contre un ennemi invisible, que nous pouvons repousser, contre toute attente, en ne faisant rien, sinon obéir à cette injonction, lancée par le gouvernement et le personnel soignant : Si vous voulez sauver des vies, restez chez vous ! Le monde entier est calfeutré pour un temps indéterminé.
Mais nous sommes aussi le 6ème dimanche depuis le début du temps de Carême ou du temps de la Passion. Nous sommes le dimanche des Rameaux, qui ouvre la Semaine Sainte.
Ce jour des Rameaux est une fête, certes, mais une fête où se mêlent à la fois, la joie et la gravité : d’une part la joie d’accueillir Jésus qui entre à Jérusalem et qui est salué comme un Roi, et d’autre part, le drame de son arrestation, suivie de sa crucifixion et de sa mort, qui se profile dans quelques jours.
Les Rameaux, c’est une fête paradoxale.
D’où vient-il, ce paradoxe ? On imagine Jésus, au sein d’une foule qui l’acclame apparemment sans réserve ; mais en même temps, il se dirige vers le cœur de la ville, où se juxtapose une quantité de pouvoirs : d’une part, celui du gouvernement romain, impérial envahisseur de cette époque, et d’autre part, celui des garants de la Loi de Moïse et des Prophètes, les Pharisiens et les Docteurs de la Loi, entourés du tribunal ecclésiastique juif, le Sanhédrin. Il avance aussi vers le Temple. Toute cette cohabitation forcée donne une atmosphère malsaine, mais c’est vers cela que Jésus avance, assis sur son ânon.
Cette entrée de Jésus à Jérusalem marque aussi un tournant dans sa vie et son ministère. Jusqu’à présent, Jésus a enseigné, il a fait des miracles, il a rencontré et guéri des personnes dans toutes les couches de la société. Son enseignement, ses actes, son attitude avec chacun et chacune, ont marqué les esprits. Jésus impressionne par son autorité tranquille, douce et ferme à la fois, qui n’a rien à voir avec une prise de pouvoir, mais il interroge aussi par la nouveauté de son discours, qui n’est pas seulement une doctrine religieuse séduisante, mais qu’il accompagne d’actes concrets, pour illustrer la cohérence de son message. Il parle d’un Dieu qui n’est plus au-dessus des hommes, surplombant leurs existences, tel un marionnettiste manipulant un pantin ; il annonce un Dieu, que les Évangiles appelleront par la suite, « Emmanuel », Dieu avec nous. Alors, il suscite auprès des foules une immense espérance et un enthousiasme débordant, et c’est cela que la foule est en train d’applaudir à l’entrée de Jérusalem en admirant Jésus, assis modestement sur son ânon.
Mais Jésus a aussi provoqué la peur et la suspicion, en particulier chez tous ceux dont il ne s’est pas gêné de critiquer les actions, ni la théologie. Jésus ne s’est pas fait que des amis, loin de là. Et on peut imaginer que les conversations allaient bon train dans les familles ou dans les rencontres amicales. Et voilà que surgit cette question brûlante : est-il celui qui doit venir dans le monde pour régner ? Est-il le messie qu’on attend depuis des générations ? Si c’est oui, alors il va falloir que Jésus le dise lui-même, de manière claire et accessible, qu’on puisse l’entendre et le comprendre et que chacun puisse prendre position. On a besoin de savoir où l’on va et avec qui l’on va. Ce ne sera pas facile, car dire oui à Jésus, l’accepter comme un Messie, comme le Messie, c’est sans aucun doute se mettre à dos toute l’autorité des maîtres de la Loi de Moïse qui ne semblent pas de cet avis.
Mais de toute façon, tout le monde va savoir bientôt la réponse, et la bonne réponse, puisque Jésus entre à Jérusalem, dans ce but là, sans aucun doute. Alors la foule qui l’acclame est une foule qui lui donne sa confiance, pleine et entière, remplie de l’espérance que Jésus a suscitée en elle. Et elle compte plus que jamais, que Jésus va réaliser concrètement cette espérance, et qu’il va établir un vrai nouveau royaume, dont Dieu sera pour toujours le souverain maître du monde, et dont Jésus est le bras droit.
Mais Jésus continue d’avancer, assis sur son ânon. Combien sont-ils à percevoir la gravité de son visage ? Combien sont-ils à faire attention à la monture sur laquelle Jésus est assis ? Combien sont-ils à se souvenir de cette prophétie, annoncée dans le livre de Zacharie, mais qui est absente de la rédaction de l’Évangile de Marc : « Sois transportée d’allégresse, fille de Sion ! Pousse des cris de joie, fille de Jérusalem ! Voici ! Ton Roi vient à toi, il est juste et victorieux, il est humble et monté sur un âne, sur un ânon, le petit d’une ânesse ». (Zacharie chap. 9, v.9).
C’est la référence la plus connue écrite dans le livre du prophète Zacharie, sur laquelle les évangélistes du Nouveau Testament s’appuient, pour faire le lien entre l’espérance d’un Messie attendu par les Juifs, et la joie de l’entrée de Jésus à Jérusalem, ce que les chrétiens, toutes traditions confondues, célèbrent à la fête des Rameaux.
Les trois évangiles synoptiques, Matthieu, Marc et Luc présentent cette entrée de Jésus à Jérusalem comme un achèvement. Dans cette entrée paradoxalement triomphale, il y a une sorte de synthèse de toute la prédication de Jésus. Assis sur son ânon, il se présente, certes comme le Christ, qui est le mot grec, le Messie, qui est le mot hébreu, mais un messie doux et humble de cœur, qui reste l’ami des plus petits, qui reste proche de tous les hommes, y compris de ceux qui se sentent coupables. Jésus se présente comme un messie religieux, ou plutôt un messie de la foi. Mais la foule l’accueille comme un messie politique, qui va enfin rétablir la royauté d’Israël et libérer le peuple de la domination romaine. Si, pendant un moment, la foule, les disciples et Jésus semblent être à l’unisson, cela sera de coute durée. Jésus continuera d’afficher sa profonde liberté à l’égard des institutions, en chassant quelques heures plus tard, les vendeurs du temple, donnant ainsi le signal de la tragédie de la passion.
Si nous avions vécu à cette époque-là, si nous avions été dans la foule, à Jérusalem, ce jour-là, si nous avions vu cet homme avancer dans la ville de cette façon-là, quel Jésus aurions-nous accueilli et acclamé ? Peut-être qu’on se serait laissé prendre à accueillir un Jésus qui nous arrange, et nous n’aurions vu que ce que nous voulions voir à savoir le futur roi d’Israël, comme autrefois le Roi David, qui au nom de Dieu aurait rendu à son peuple sa liberté. Il n’y a aucune honte à ça, ni aucune culpabilité, en disant que c’est tout à fait légitime d’accueillir quelqu’un d’invincible, qui viendrait nous sauver, avec force et pouvoir, en rétablissant l’autorité divine suprême, y compris sur les hommes, qui, par conséquent, se seraient retrouvés assujettis, à un nouveau pouvoir, fut-il divin. Et Dieu serait redevenu, sinon resté, cette « instance surplombante », intervenant quand bon lui semble, dans les affaires du monde.
La question reste d’actualité, aujourd’hui même si elle se pose de façon symbolique. Nous revivons cette entrée de Jérusalem, aujourd’hui, sur le plan de la foi. Alors que nous sommes confinés chez nous, parce qu’un envahisseur invisible nous menace tous, sans aucune distinction, si nous sortons et nous approchons de trop près les autres. Depuis trois semaines, nous sommes prisonniers d’un quotidien que nous n’avons pas choisi, que nous supportons tant bien que mal, qui révèle nos fragilités, qui met à jour les véritables facettes de nos caractères et qui dévoile l’impuissance des hommes même des plus dominants. Et certains se prennent à rêver, démonstrations à l’appui, d’un Dieu étonnamment interventionniste, qui mettrait fin à ce tout ce ravage humain, social et économique.
Jésus avait un projet bien différent et bien plus large que nos attentes terriblement réductrices. Et par sa présence invisible, il continue d’avoir ce projet, qu’il a patiemment distillé dans le cœur des hommes par sa Parole et ses actes, en particulier par le don de sa vie.
En ce jour des Rameaux, si nous ne savons pas vraiment pourquoi Jésus entre à Jérusalem, lui, il le sait. Sans doute mesure-t-il déjà la distance qu’il y a entre lui et la foule qui l’acclame en cet instant ? Sans doute connaît-il déjà la déception et même l’incompréhension qu’il va provoquer chez ses disciples ? Jésus n’a ni programme, ni mandat, ni ambition. Jésus n’a qu’un seul but qui est toute sa vocation, et sa mission, non pas faire quelque chose, mais simplement ÊTRE.
Mais être quoi, être qui ?
Tout d’abord, être là, avec les hommes et les femmes de son temps. Vivre avec eux, partager leur vie, tout en leur disant que ce partage là est un signe de la vie de Dieu et de sa miséricorde pour leur propre vie. Depuis le début, Jésus offre sa présence à chacun, chacune, justes, injustes, escrocs, vertueux, bons, méchants, malades, bien portants, riches, pauvres, hommes, femmes, enfants. Personne n’est exclu de sa présence, et encore moins de l’amour de Dieu.
Jésus est la prédication d’un Dieu incarné. *
A l’aube de cette semaine, qualifiée de sainte, Jésus choisit de rester solidaires des hommes et des femmes y compris dans la mort, mais personne ne le sait encore. Même nous, aujourd’hui, nous pouvons avoir du mal à le reconnaître et à le croire. Il faut traverser toute cette incroyable semaine, qui s’ouvre, et dont personne ne soupçonne la véritable importance. Jésus est venu offrir sa présence, son humilité, sa faiblesse comme ultime présence de Dieu dans la vie des hommes. Ce n’était que dans la faiblesse et l’humilité que l’amour de Dieu pouvait véritablement se donner. Il n'a pas voulu utiliser d'autres moyens que sa parole, sa prière et ses mains ouvertes pour affronter les puissances, les autorités et les dominations de ce monde, afin de rendre l’être humain profondément libre et responsable.
Qu’est-ce que cela nous apprend, à nous ? Qu’est-ce que nous pouvons en retirer pour notre vie ? C’est à la fois simple: nous sommes appelés à faire de même, comme nous le rappelle si fortement la lettre de Paul aux Philippiens : Comportez-vous entre vous comme on le fait quand on connaît Jésus-Christ.
et redoutable, parce que cette parole renverse nos valeurs habituelles, qui ont conduit le monde d’aujourd’hui dans cette course folle, que rien ne semblait pouvoir arrêter, mais que seul un virus invisible a réussi à stopper, au prix de milliers de morts sur la planète. Cette parole met aussi le projecteur sur des personnes auxquelles nous portions un regard banalement normal jusqu’à présent, comme nos familles, nos proches, nos amis, nos voisins, mais également sur l’engagement au prix de leur propre vie, de tous les personnels soignants et de tous ceux qui continuent de travailler pour nous nourrir et maintenir un peu de contact.
Les Rameaux d’aujourd’hui se situent comme hier entre joie et gravité. Joie parce que le Dieu de Jésus-Christ nous appelle à des actes humbles, qui ne brillent pas aux yeux du monde. Gravité, parce que nous sommes appelés à donner notre vie, par notre présence discrète, persévérante, parfois ignorée, luttant inlassablement pour le droit et la justice des plus petits, des laissés pour compte, pour être la voix des sans voix, être silencieux devant les fausses accusations, à travailler patiemment à la paix par la justice sociale et la solidarité entre les peuples, tout simplement parce que nous sommes reliés les uns aux autres, par la même humanité, dont il faudra réinventer la fraternité, dans le monde d’après le coronavirus.
Mais pour le moment, il nous faut traverser cette épreuve, tenir dans le temps, inventer de nouvelles façons d’être ensemble, ne pas cesser de nous aimer les uns les autres, et surtout, de garder une confiance absolue dans l’amour de Dieu, qui ne cesse d’être fidèle, et qui continue d’espérer en l’homme.
Amen
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L. Gagnebin, Pour un christianisme en fêtes, éditions Eglise réformée de la Bastille, Paris 1996.