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Prédication 


            Nous voici à la sixième semaine de confinement et nous vivons en église d’une façon tout à fait inédite : nous ne pouvons plus nous rendre dans les lieux de cultes, nous ne pouvons plus chanter ensemble, écouter à l’unisson, dans le même silence, le même discours, partager au même moment la même prière ; la présence virtuelle n’ayant pas les mêmes modalités que la présence réelle.

            Et que dire de la Cène que nous ne pouvons pas partager et qui est sans doute le point le plus névralgique de notre pratique religieuse actuelle et future, puisque sa pratique est la plus contraire aux règles sanitaires édictées en cas d’épidémie virale. En effet, qui boirait dans la même coupe que son voisin en ce moment sans prendre un risque d'infection?

            Que dire aussi des baptêmes, des mariages et évidemment, des obsèques ? Tous ces moments où la communion avec les proches, l’émotion d’être ensemble en communauté, l’impression d’être là où quelque chose d’irremplaçable et d’unique se passe, tous ces instants qui donnent un relief particulier à nos existences et nous en rappellent le prix inestimable aux yeux de Dieu : tous ces temps aussi nous sont en ce moment retirés.

            Comment recevoir cette situation donnée ?

            Nous pourrions refuser la réalité, entrer en résistance et prôner une désobéissance au nom du droit à nous réunir et à pratiquer notre religion ; mais, ce serait nous tromper de combat. Notre confinement n’est pas une interdiction discriminante à laquelle il faudrait s’opposer héroïquement par l’entrée en clandestinité. Le confinement n’est pas fait contre nous, mais il nous protège.

            Nous ne sommes pas une église des catacombes, pas plus qu’une assemblée clandestine après la révocation de l’Édit de Nantes. Ce que nous vivons, toute proportion gardée, rappelle davantage ce que rapporte Martin Luther au révérend John Hess, quand il écrit, alors que la peste noire sévissait en Europe :

« Je demanderai à Dieu par miséricorde de nous protéger. Ensuite, je vais enfumer, pour aider à purifier l’air, donner des médicaments et les prendre. J’éviterai les lieux, et les personnes, où ma présence n’est pas nécessaire pour ne pas être contaminé et aussi infliger et affecter les autres, pour ne pas causer leur mort par suite de ma négligence. Si Dieu veut me prendre, il me trouvera sûrement et j’aurai fait ce qu’il attendait de moi, sans être responsable ni de ma propre mort ni de la mort des autres ».

            L’ennemi n’est pas seulement notre ennemi, mais il est aussi l’ennemi de tous. Nous nous trouvons tous touchés, parce que nous sommes tous susceptibles d’être malades ou de rendre malade un autre. Nous sommes à la fois vulnérables et responsables. Isolés des autres et interdépendants les uns des autres.

            Devant cette situation paradoxale, les communautés religieuses, à l’exception de quelques églises organisant des messes clandestines, ont pris acte de cette nouvelle situation et se sont organisées pour rester présentes auprès de leurs membres, au moins de façon virtuelle, et continuent d’annoncer la Bonne Nouvelle du Salut de Dieu, autrement.
           
            Mais quelle peut être cette Bonne Nouvelle dans cette période d’incertitude et de crise sanitaire mondiale ? Quel est le message de libération qui peut intégrer le risque que représente la contagion ? Où est la limite entre la précaution légitime et une vie qui tend à l’absurde parce qu’elle est empêchée de toute part ?

            Dans le texte de l’Évangile de Luc, les deux hommes qui s’éloignent de Jérusalem, après la mort de Jésus, n’ont plus aucune raison de rester là où ils ont pourtant entendu le maître leur annoncer le Règne de Dieu pour cette terre.

            Comme une sanction sans concession, la mort de Jésus a remis tout leur avenir en question. La mort de Jésus a tué leur espérance en ce monde meilleur, et les liens qu’ils avaient tissés avec les disciples de Jésus n’ont plus assez de sens à leurs yeux pour qu’ils fassent communauté avec eux. A ce moment là, la communauté des héritiers de Jésus risque la dissolution et l’oubli.

            Cet épisode de l’Évangile de Luc met en relief un tournant décisif pour la communauté des disciples de Jésus qui, souvent, ne se connaissent pas encore vraiment tous les uns les autres. Il y a ceux de Galilée, ceux de Jérusalem, ceux qui sont des missionnaires itinérants envoyés par Jésus lui-même, ceux qui sont à Jérusalem et qui l’ont entendu prêcher, ceux qui l’accueillaient dans leurs maisons et lui donnaient un toit et un repas. Il y a les douze, devenus onze, effrayés et encore inconscients de la portée des paroles de Jésus et du nombre de personnes qu’il a pu toucher de son vivant avec sa prédication. Il y a Jacques, ce frère qui semble seul avec sa mère à prendre parti pour ce parent un peu original et qui bouleverse les codes habituels de la tradition religieuse familiale.

            Bref, une myriade de témoins du Christ attendent qu’on les rassemble en constellations.

            Les témoins d’Emmaüs sont deux de ces étoiles isolées. Et par leur cheminement, l’Évangile de Luc nous décrit le moment décisif du choix : vont-ils s’en tenir au souvenir d’un prophète proclamant le salut pour Israël et qui, comme tant d’autres prophètes galiléens, comme Élie, lui-même, ont disparu sans que leur parole ne transforme le monde, ou comprendront-ils ce qui se révèle à eux ? C’est à eux que revient le rôle de donner forme à ce règne annoncé par la vie même de Jésus. Une nouvelle ère s’ouvre devant eux ; ils peuvent accepter l’oubli en restant atomisés, ou inventer de nouveaux chemins de transmission de l’espérance de Dieu en faisant « tradition commune » avec les autres héritiers de Jésus.

            Comment s’approprier la crise ? Comment lui donner une signification au-delà des obstacles qu’elle révèle sur nos chemins ?

            En faisant de cette crise le terreau de nouvelles traditions vivantes. Le récit des témoins d’Emmaüs s’approprie la crise provoquée par la mort du Christ en instituant deux piliers du christianisme naissant : la prédication de la résurrection et le sacrement de la Cène.
            Les traditions apparaissent souvent comme venues du fond des âges et l’on oublie ordinairement qu’elles ont toutes un début dans un contexte donné qui a nécessité leur création. Si tradition vient étymologiquement de transmission, elles ont pourtant bel et bien un début et une fin, selon les besoins du message qu’elles devaient transmettre. Elles créent des symboles propres à véhiculer des valeurs et des modes de vie qui semblent ancrés dans une histoire lointaine laquelle leur donne leur légitimité.

            Les témoins d’Emmaüs sont rejoints par la présence spirituelle du Christ, qui les aide à aller puiser dans le fond historique de la foi d’Israël pour donner sens à l’évènement de la mort du Christ et l’ériger au rang de tradition : « Et commençant par Moïse et par tous les prophètes, il leur fit l’interprétation de ce qui, dans les Écritures, le concernait ». Au fur et à mesure qu’ils marchent, la tradition de l’Église se raconte, s’institue, s’écrit.

            Les deux étoiles perdues sur le chemin d’Emmaüs ont reconnu ce qui les faisait briller chacun dans leur cœur, et grâce à cette rencontre et au récit qu’ils font des évènements, ils peuvent rejoindre la constellation où Jésus leur avait préparé une place, celle des disciples du ressuscité. Ils font tradition commune autour du tombeau vide, s’appuyant sur ce qui leur manque pour reconnaitre et mettre en récit le don de Dieu.

            De nombreuses traditions cohabitèrent dès le début du christianisme : celle des missionnaires itinérants continua comme du vivant de Jésus et s’attacha à répéter les paroles du Christ et à raconter ses gestes. Pour eux, la résurrection, qui était un concept encore assez récent en Israël, ne constituait pas le socle de leur tradition à la suite du Christ. La tradition du Jésus thaumaturge aussi, continua dans les contrées où Jésus avait fait des miracles ou des actes de puissance ; là non plus, le tombeau vide ne constituait pas le socle originel de leur fidélité à Jésus. La résurrection mit du temps à s’imposer comme le message central du christianisme. On repère cela, dans les textes les plus anciens, à la diversité des termes choisis pour évoquer ce phénomène de résurrection. On parle de réveil, de relèvement, d’élévation, d’exaltation ou de glorification. Ce qui montre que l’évènement peinait à faire sens unanimement dans les différentes constellations de témoins.

            En revanche, dans d’autres courants, la résurrection fut le point de départ d’une nouvelle tradition qui allait perdurer avec le succès qu’on lui connaît jusqu’à nos jours. Les lettres de Paul, puis les Évangiles canoniques, adopteront cette tradition du ressuscité.

            On peut même dire que, sans cette innovation symbolique que constitue la notion de résurrection, le christianisme aurait peut-être été oublié. Le recours à cette idée selon laquelle le vide laissé par Jésus était signifiant pour ses survivants, comme préfiguration de la résurrection de tous les croyants après lui, ou encore comme signe de la venue du règne de Dieu, ouvrit un temps d’espérance nouvelle et permit aux disciples de Jésus de sortir de l’impasse absurde dans laquelle sa mort infamante les avait plongés.

            On sait aujourd’hui que c’est dans ces groupes sédentaires et plutôt urbains, donc stables dans le temps et l’espace, que les cultes de maisons se développèrent, ce qui institua le récit de la passion du Christ et la Sainte Cène comme socle traditionnel solide de la nouvelle religion que devenait le christianisme. Ces rites permirent à Paul d’aller vers une compréhension universaliste de l’héritage du Christ : manger du pain et boire du vin ensemble et transcender par la résurrection la peur de la mort, constituaient des éléments anthropologiques compréhensibles de tous, Juifs et païens. 

            Les témoins d’Emmaüs reconnaissent Jésus au moment où ils mangent avec lui le pain. Ils se rattachent à ce geste du dernier repas du Christ, pour comprendre leur propre engagement d’apôtres. L’évènement vécu devient rite parce qu’il prend sens dans leur foi propre.

            Aujourd’hui, nous sommes privés de ces choses qui font sens pour nous. Sans doute, vous dites-vous que, lorsque l’on est moderne, comme les protestants le sont, on n’a pas besoin de tradition. Pourtant, même les modernes créent leurs traditions pour donner du poids à leurs réformes. N’a-t-on pas appelé les réformés « les archéologues de la foi » ? Preuve qu’ils allaient chercher la légitimité de leur réforme dans des fondements historiques.

           La crise que nous vivons creuse des manques dans notre vie communautaire. Même si la communion spirituelle n’était pas exclue de notre communauté, elle est devenue notre préoccupation centrale en quelques semaines parce que nous ne pouvons plus nous rejoindre dans nos lieux de cultes et que seule cette spiritualité peut nous maintenir dans des liens fraternels. Les liens de fraternité et d’amitié au nom du Christ sont mis à l’épreuve de l’éloignement ou de l'isolement. Nous découvrons nos richesses, mais aussi nos pauvretés, jusque-là voilées par l’évidence de notre liberté d’agir. Il nous faut redoubler de confiance, précisément au moment où nous sommes les plus inquiets. 

            Cette crise révèle combien notre communion est grande quand nous nous reconnaissons fragiles et vulnérables, dépendants de l’amour de nos frères. Elle nous montre aussi combien le désir de maîtriser ou de conserver l’Église dans ses formes immuables est vain, car l’Église ne peut rester toujours la même au milieu des contingences. Elle est un don gracieux de Dieu qui nécessite une adaptation constante de nos pratiques, une relecture de nos traditions, comme cette révélation qui, donnée aux témoins d’Emmaüs sur le chemin, les oblige à relire leur histoire et à considérer le partage du pain comme un moment essentiel de communion avec le Christ, un sacrement.

            Frères et sœurs, nous sommes comme les deux témoins qui errent dans leur fragilité et leur vulnérabilité et sont rejoints par le Christ. Il nous faut recevoir l’Église que Dieu nous donne et inventer de nouvelles traditions de partage et de communion pour nous adapter à un avenir différent, à des crises sanitaires ou climatiques, ou sociales, car, comme l’écrit Dietrich Bonhoeffer, « on oublie facilement que la communauté de frères chrétiens est un don gracieux du Royaume de Dieu qui peut nous être repris chaque jour, et que nous pouvons d’un instant à l’autre être précipités dans la solitude la plus profonde. (…)  Dieu nous fait le don de la communauté visible dans des proportions différentes. La brève visite d’un frère chrétien, une prière commune et la bénédiction fraternelle consolent le chrétien dans la diaspora, et même une simple lettre écrite de la main d’un chrétien le réconforte. » (De la vie communautaire, éd Labor et Fides, 2006, p.26).

            Après cette crise, les choses auront changé et il serait illusoire de ne pas voir en cette période où tout semble manquer, la révélation de ce qu’il nous faudra sans doute adapter. Cette crise nous révèle que l’Église n’est pas seulement un lieu, elle n’est pas un bien matériel, elle n’est pas uniquement visible, mais elle est aussi invisible et il nous faudra sans doute annoncer l’espérance par de nouveaux chemins de transmission, par de nouvelles traditions, adaptées au contraintes nouvelles de notre temps. 

            Bientôt nous nous retrouverons, concrètement, et alors, l’Église sera pour nous comme pour Martin Luther : cet instant de repos parmi les « roses et les lys » ; mais nous nous souviendrons intimement que c’est Dieu seul qui nous donne cette Église pour laquelle nous inventons de nouveaux langages.
                                                                       AMEN.

ienne,

Que ta volonté soit faite, sur la terre comme au ciel.
Donne-nous aujourd’hui notre pain de ce jour,
Pardonne-nous nos offenses
Comme nous pardonnons aussi à ceux qui nous ont offensés.
Et ne nous soumets pas à la tentation, mais délivre-nous du mal.
Car c’est à toi qu’appartiennent le règne, la puissance et la gloire,
Pour les siècles des siècles,
Amen.

Envoi

Frères et sœurs, tenez bon dans ces moments insolites et difficiles, tenez bon dans la confiance et la paix.

Bénédiction
Le Seigneur de toutes grâces vous bénit et vous garde.

Musique 

Lecture de la Bible

Lecture biblique Luc 24:13-35

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