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I. Nous voici, chers frères et sœurs, entrés avec Paul en Europe.

La ville de Philippes, en Macédoine, est en effet la première cité que l'Apôtre des Gentils visite sur le sol européen. Comme aujourd'hui encore pour des milliers de migrants tentant de rejoindre notre continent, la Grèce est la porte d'entrée de l'Europe pour la plupart des voyageurs venus du Proche Orient.

Mais pour l'auteur des Actes des apôtres, Philippes est aussi le premier champ missionnaire de Paul et de ses compagnons après le fameux concile de Jérusalem (15,1-35). Or, cette première prédication européenne de Paul, c'est le moins que l'on puisse dire, ne rencontre pas un franc succès. En se rendant à Philippes, Paul a pourtant répondu à un appel divin. Un Macédonien lui est en effet apparu en rêve et lui a lancé ces mots : « Passe en Macédoine et viens à notre secours ! » (16,9).

La première conversion de Paul est celle de Lydie (16,11-15), mais Lydie, au fond, était déjà convaincue. Et surtout, lors de son arrivée à Philippes, Paul n'a pas trouvé de communauté constituée et ne s'est pas non plus vu ouvrir toutes grandes les portes de la synagogue. Sa première communauté européenne est en effet constituée de femmes rencontrées sur le bord de la route, des femmes au demeurant assez peu influentes, à l'exception notoire de Lydie qui, elle, est une marchande. Et dans le récit qui nous occupe, la première communauté d'hommes que constitue Paul est quant à elle composée de prisonniers, puisque Paul se retrouve alors en prison.

Il faut bien le reconnaître : Paul l'a bien cherché. Certes, l'Apôtre n'est pas un révolutionnaire, mais tout de même : avec Molière, on serait en droit de se demander ce qu'il pouvait bien aller faire dan cette galère ! Car Paul et ses compagnons, nous dit-on, « jettent le trouble » dans la ville de Philippes.

Qu'est-ce à dire ? Dans un style qui rappelle celui des paraboles de l'Evangile, Paul rencontre une jeune esclave possédée, une sorte de double inversé de Lydie : sans argent, sans autonomie même puisque c'est une esclave, la jeune femme se trouve sous une double influence. Celle d'un esprit mauvais et celle de ses maîtres qui profitent de cet « esprit de divination » ou « esprit python », en grec, pour gagner de l'argent.

Compte tenu de l'influence de l'art de la divination sur les esprits antiques, on comprend que celle-ci était une source particulièrement lucrative pour ses maîtres. Or, Paul agit ici de manière totalement incohérente et paradoxale : alors que la jeune femme annonçait que l'apôtre et ses compagnons étaient « des serviteurs du Dieu Très-Haut » et proclamaient « une voie du salut », l'Apôtre, agacé, s'emporte et chasse l'esprit de divination de la jeune femme.

Bien sûr, on pourrait expliquer son geste par le fait qu'à la prédiction vague de la jeune esclave parlant simplement d'une voie de salut annoncée par Paul, ce dernier oppose la parole du Christ qui sauve : « Au nom de Jésus-Christ [et pas d'un vague Dieu Très-Haut, qui peut être aussi bien Zeus qu'une divinité locale], au nom de Jésus-Christ, je te l'ordonne : Sors de cette femme ! » Paul jouerait donc ici Christ contre le syncrétisme païen. On peut bien sûr suivre cette lecture, mais ce serait oublier, ce me semble, qu'au chapitre suivant, Paul n'hésitera pas, lors de son passage à Athènes, à utiliser la statue du « Dieu inconnu » des païens (17,23) pour appuyer sa prédication à destination de la foule. Or, ici, il n'en est rien. C'est que son but est ailleurs. Mais n'anticipons pas.

Ce qui est sûr, c'est que Paul ne se facilite pas la tâche : bientôt, et comme pour Jésus accomplissant des miracles, la foule gronde et les propriétaires de l'esclave s'emportent : que font donc ces juifs parmi nous ? Pourquoi faut-il qu'ils se distinguent par leurs coutumes, « jettent le trouble chez nous » et prônent des règles de conduite que nous, bons citoyens romains payant nos impôts, il ne nous « est pas permis de suivre » ?

Comme souvent de nos jours, la haine et la rancœur accumulée par les « locaux » se cristallise autour de ces étrangers, de ces migrants aux mœurs étranges et qui, de surcroît, viennent ôter le pain de la bouche aux enfants des bons travailleurs. Or, Paul, une fois encore, n'agit pas ici comme on aurait pu l'attendre. Citoyen romain, il aurait pu, si vous me passer cet anachronisme, dégainer son passeport européen, et leur crier : « je suis citoyen européen ! » – en l'occurrence, romain. Or Paul ne dit mot et se laisse non seulement arrêter, mais aussi arracher les vêtements, battre de verges et jeter en prison – tout cela, alors que sa citoyenneté romaine lui aurait permis de réclamer un procès en bonne et due forme qu'il aurait de surcroît, nous disent les exégètes, gagné sans difficulté – et peut-être même avec dommages et intérêts. Encore une fois, son objectif est ailleurs.

Mais le récit des Actes des apôtres n'en a pas fini de nous surprendre par ses incohérences. Voici Paul et Silas jetés en prison « dans le cachot le plus retiré » et de surcroît les pieds bloqués dans des « ceps », c'est-à-dire des pièces de bois entravant les jambes des prisonniers et en empêchant tout mouvement. De telles pratiques, de nos jours, seraient clairement identifiés par les associations humanitaires comme un « traitement inhumain et dégradant », « confinant à la torture » nous dit même un exégète du passage. On imagine donc mal comment Paul et Silas, en pleine nuit, peuvent bien trouver la force de « chanter les louanges de Dieu » – et surtout comment les autres prisonniers trouvent, eux, la force de les écouter plutôt que de leur jeter leur bol de soupe au visage !

Or voici que le récit, d'incohérent, sombre dans le film fantastique : un tremblement de terre « ébranle les fondations de la prison ». Les portes s'ouvrent en un instant et les entraves des prisonniers sautent. Tiré de son sommeil, le gardien, qui a promis de répondre de sa vie du sort des prisonniers, surgit, pensant que tout le monde s'est évadé, tire son épée pour s'ôter la vie quand Paul l'en dissuade : « ne fais rien de funeste pour toi, nous sommes tous là ! » J'imagine volontiers la réaction d'un producteur hollywoodien à un scénariste lui proposant cette histoire...

Que d'incohérences, en effet ! Outre que l'on imagine mal comment un tremblement de terre, même d'origine divine, peut bien faire sauter tous les verrous à la fois, on ne voit guère comment Paul, plongé dans l'obscurité la plus totale, a pu vérifier que tous les prisonniers étaient bien présents – ni pourquoi tous ces pauvres hères ne se sont pas précipités vers la sortie.

C'est que, voyez-vous, pour l'auteur des Actes des apôtres comme pour les auteurs des évangiles, la cohérence n'est pas la première qualité de leur récit. Ce qui compte, ici, c'est en définitive celui pour qui Paul s'est laissé jeter en prison et le sens de ces événements pour son existence. Minuit, « to mesonuktion », l'heure où survient le miracle, c'est l'heure du divin pour la Bible, c'est le temps du « numineux » comme l'écrit le néotestamentaire allemand Hans Conzelmann. « Veillez donc, car vous ne savez pas quand le maître de la maison va venir, peut-être le soir au milieu de la nuit » lance Jésus dans l'évangile de Marc (Mc 13,35).

Minuit, c'est en tout cas ici l'heure où une vie va basculer : celle du geôlier. Oui, le geôlier – car c'est lui, le centre du récit. C'est pour lui que Paul est en prison. Il faut ici résister à notre envie de projeter sur ce texte notre sentiment d'indignation face au sort inadmissible de tant de prisonniers dans nos prisons françaises. Paul n'est pas venu sauver d'abord, il n'est pas venu sauver principalement les pensionnaires de cette horrible geôle philippienne – non : celui pour qui il est là, c'est bien ce gardien de prison que nous imaginons volontiers aussi peu sympathique qu'une porte de prison, justement. Voilà, à mon sens, le vrai scandale de ce récit ! Notre sympathie nous porterait à croire que Paul est là pour les détenus, mais c'est bien leur tortionnaire qui est le centre son toute son attention.

Et pour ce geôlier, la vie ne sera plus jamais la même. Par un spectaculaire retournement de situation, le voilà, lui, le gardien de Paul, devenu son protégé : lui qui seul, en théorie, serait à même de trouver une torche pour éclairer la prison demande de la lumière – alors qu'il y en avait assez pour qu'il constate que les portes avaient sauté. Puis il ajoute : « Mes seigneurs (« mes seigneurs ! » « kurioi », en grec), demande-t-il en se jetant aux pieds de Paul et Silas, que dois-je faire pour être sauvé ? » Bien sûr, notre geôlier ne demande pas ici comment trouver le salut, mais bien, tout trivialement, comment sortir de cette situation qui risque de lui coûter la vie. « Crois au Seigneur Jésus et tu seras sauvé, toi et ta maison. » Il n'est plus question ici de maintenir l'ancien, sa sécurité terrestre, mais de décider du sens, entièrement neuf, de sa vie à la lumière de la Parole qu'il vient d'entendre retentir. Et voici que du fond de cette geôle infecte et sombre, du cœur des ténèbres les plus noires, la lumière de l'Evangile éclaire le premier croyant d'Europe, voici que c'est de ce puis sans fond que retentit la Parole qui renverse les murs et ébranle les fondations. Pour un peu, les pierres de la prison elles-mêmes se mettraient à chanter la liberté de l'Evangile.

Le baptême et le repas qui suivent sont une figuration de ce que dans le jargon théologique l'on appelle volontiers un « banquet eschatologique », une thématique que l'auteur des Actes, qui est vraisemblablement le même que celui de l'évangile de Luc, affectionne tout particulièrement. Mais ici, contrairement au banquet de de l'évangile de Luc justement (Lc 14,16-24), ce n'est pas une entrée forcée qui est célébrée, mais bien une libération. Celle des prisonniers, bien sûr, mais surtout celle du gardien de la prison. Une fois ce repas célébré, une fois l'homme libéré de lui-même, le récit se résout : Paul, enfin, en appelle, et non sans une certaine fierté, à sa citoyenneté romaine et, après quelques péripéties, tout rentre pour ainsi dire dans l'ordre. Paul n'est pas un révolutionnaire – ou en tout cas, pas au sens où nous l'entendons généralement.

II. Qu'est-il advenu de notre geôlier, nous ne le saurons jamais.

Mais, pour ma part, j'aime à penser que parmi les destinataires de la lettre de Paul aux Philippiens, parmi ces « saints en Jésus Christ » que Paul, à nouveau en prison, invite à se réjouir dans le Seigneur, se trouvait notre gardien de prison, le premier, avec Lydie, des croyants d'Europe. Mais au-delà de son destin personnel, je crois aussi que le geôlier de Philippes peut être en chacun de nous.

Pour nous, comme pour le geôlier, il se peut que tout vacille, que tout ce que nous avions cru indestructible, comme la prison sur laquelle veillait notre homme, tremble et s'effondre. Pour nous aussi, il est possible que tout ce en quoi nous placions notre espérance se retrouve à terre et que nos plus fortes convictions soient finalement dispersées par le vent de l'existence, menaçant jusqu'à notre vie elle-même. Car ce à quoi le geôlier se retrouve confronté au moment où tombent les murs de sa prison, ce n'est rien moins que la mort elle-même.

Personne parmi nous n'est à l'abri d'un événement qui viendrait déchirer ses certitudes et réduire à néant le sens de son existence. Bien sûr, c'est là, pour beaucoup d'entre nous, une chose admise mais qui reste souvent très théorique : la mort peut surgir au cœur-même de la vie. Or, ce que le texte des Actes nous invite à comprendre, ce n'est pas seulement une idée. Ce qu'il nous donne à sentir (et non pas seulement à penser), c'est bien une réalité, à savoir que la mort nous concerne toutes et tous, ici et maintenant. La mort, inéluctable, c'est cela que le geôlier de Philippes entre-aperçoit et ce vers quoi il veut se précipiter au moment où Paul l'arrête.

Et ce que l'Evangile qu'entend alors le geôlier proclame, c'est que ce n'est pas là, forcément, le dernier mot de l'histoire. L'Evangile qu'a entendu notre gardien de prison ne lui promet certes pas que la mort sera effacée, comme par magie. Car l'Evangile est à cent lieux de tous ces argumentaires sur la vie dans l'au-delà qui, souvent, ne sont qu'une pommade sur une jambe de bois. Ce que Paul offre à notre homme, vous l'aurez compris, ce n'est pas une solution au problème que lui pose cette catastrophe soudaine, à savoir que sa vie est menacée car il n'a pas accompli son devoir.

Ce qu'il lui offre, c'est la foi. Et ce que l'Evangile nous appelle à expérimenter, au cœur du désespoir et face à la mort qui frappe, ce n'est rien d'autre que la foi. Redisons-le : la foi, l'Evangile ne sont pas des « solutions », ce ne sont pas même des « réponses » au non-sens de la vie et au fait que nous tous ici présents girons un jour sans vie au fond d'une boîte.

Non, ce que la foi nous propose, c'est d'entendre vraiment, c'est-à-dire pour nous, ici et maintenant, ces paroles de Paul au geôlier : « crois, et tu seras sauvé ». Sauvé non pas de la mort, non pas de la déchirure qui brise ton existence, mais d'abord de toi-même et de ces certitudes qui te font du bien mais qui en vérité t'enferment et te tuent ; sauvé de cette glaise qui te tient chaud mais qui t'englue ; sauvé de cette vie enveloppante mais qui peut t'étouffer. Ce à quoi Paul invite notre geôlier, c'est à expérimenter une vie pleine et entière, une vie de liberté face à la mort elle-même – non pas une vie « sans » la mort mais une vie « en dépit » de la mort, une vie qui prendrait tout son sens précisément au moment où tout bascule, parce qu'alors cette vie se sait limitée, marquée au coin de la finitude. Oui, frères et sœurs, la foi n'est pas la fière assurance de celui qui sait que l'attend un avenir radieux.

Elle n'est pas non plus synonyme de passivité ou de résignation. Elle est, précisément, le fait d'accepter le décentrement que l'épreuve dont nous faisons l'expérience provoque en nous, l'ébranlement de ce que nous avions cru être notre identité profonde, de nos fondements. Choisir d'opter pour la foi, c'est accepter ce décentrement que l'expérience de la mort provoque pour s'arrêter, l'espace d'un instant, renoncer au « toujours plus de la même chose » et tenter de discerner, dans le fracas de l'effondrement de nos prisons, la lumière et la promesse d'une vie pleine qui nous est adressée. Choisir d'opter pour la foi, c'est envisager la possibilité que cette rupture dont nous faisons l'expérience est le lieu-même où peut se manifester le divin, l'Ultime, comme ce divin s'est manifesté au geôlier de Philippes.

Comme notre gardien de prison, nous sommes donc tous appelés à naître « de la tombe », pour reprendre ces mots de Paul Tillich. La vie nouvelle, la vie en abondance que nous promet l'Evangile ne serait pas vraiment nouvelle si la vie ancienne était encore. De même que la résurrection ne peut advenir que pour celui qui fait l'expérience de la mort. Bien sûr, la résurrection n'est pas une nécessité, elle n'est pas la conclusion obligatoire de l'histoire. Il se peut qu'elle n'advienne pas et que l'effondrement domine pour de bon, comme il se pouvait que le gardien de prison de Philippes ne comprenne rien à ce que lui proposait Paul. Mais avec l'Evangile, avec l'appel qui nous est adressé, la vie nouvelle devient plus qu'une hypothèse car elle est désormais promesse, dans la foi.

Comme pour le geôlier qui croit avoir tout perdu, il nous est promis que tout peut renaître, autrement. Comme pour notre gardien de prison qui demande de la lumière, il nous est promis que notre vie peut être éclairée à nouveau, pour peu que nous cherchions l'étincelle qui peut rallumer la flamme de l'espérance. Oui, il nous est promis, il est possible que notre prison devienne ce « saint lieu » dont parle le Psalmiste (Ps 24,7) et dont les portes sont appelées à s'ouvrir. Sachons donc écouter et peut-être entendrons-nous chanter pour nous, au plus profond de nos prisons les plus noires : « Portes, élevez vos linteaux, ouvrez-vous portes de toujours ! »

Amen

Lecture de la Bible
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