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Le livre de Néhémie est un des rares livres avec celui d’Esdras à être écrit à la première personne. Ce style autobiographique rend compte d’une situation inédite dans l’Histoire des Judéens. Leur temple est détruit, il y a des brèches dans les murailles de Jérusalem et c’est un Perse qui met en œuvre la reconstruction. Néhémie vient de Suze pour rebâtir ce qui a été détruit. Bien sûr, il ne s’agit pas seulement de pierre et de mortier, mais aussi de la conscience religieuse du peuple qui se retrouve dans une situation nouvelle, où les envahisseurs sont aussi ceux qui rebâtissent. Du jamais vu.
            Alors, comment se repérer dans une situation inédite ? Parmi les ruines, quels projets, quelles nouvelles façons de penser doit-on inventer dans ce contexte où tout change ? Les exilés reviennent et,  avec eux, leur culture abâtardie aux yeux de ceux qui sont restés dans le pays. Des hauts fonctionnaires, aux ordres de Cyrus, dirigent les réformes nécessaires. Et pourtant, ce sont eux aussi des descendants d’Abraham, d’Isaac et de Jacob.
Dans cette tension entre le connu et l’inconnu, entre l’ancien et le nouveau, Néhémie évoque le Dieu libérateur d’Israël, celui qui, même au cœur du désert, n’a pas abandonné son peuple.
            Le désert. Lieu propice à la désorientation, lieu de solitude, lieu d’épreuve et d’abandon ; mais aussi lieu de retraite spirituelle, lieu de proclamation des grands prophètes, lieu d’ermitage des Pères de l’Église et des moines. Pourquoi le désert est-il si paradoxal ? En quoi ce milieu peut-il illustrer la fidélité de Dieu pour son peuple ?
            Du nomadisme d’Abraham, en passant par les larmes de Jérémie jusqu’au lieu de tentation de la foi de Jésus, le désert évoque des situations très variées du croyant. Comme d’autres lieux, me direz-vous. La montagne, par exemple : de l’arche de Noé, échouée sur le mont Ararat, au don des tables de la loi, jusqu’au sermon de Jésus, la montagne semble dire, elle aussi, quelque chose de la relation entre le croyant et son Dieu. La mer aussi, sans doute, de Noé à Jonas, en passant par Jésus pour arriver à Paul ; tous ces voyageurs illustrent, chacun à sa façon, une facette de cette relation de foi en Dieu. Mais si la mer évoque la peur du péril et la montagne la volonté de Dieu, le désert, lui, évoque ce qui, en l’homme cherche Dieu. Et c’est peut-être à cause de cette recherche qu’il est si important pour les croyants.
            Dans ce temps de carême, la figure du désert peut nous aider à comprendre comment un changement de notre espace-temps peut représenter une épreuve dans notre vie. Si Néhémie rappelle, dans sa prière solennelle, la situation du peuple dans le désert, c’est pour mieux prouver que, même dans ce lieu où le peuple était désorienté, jusqu’à vouloir se fabriquer un veau d’or, Dieu l’a compris et lui a pardonné.
            Nous sommes depuis deux semaines dans une situation tout à fait inédite, puisque nous voyons notre espace de vie considérablement réduit et notre temps considérablement allongé. Un espace réduit, parce que nous devons restez confinés, au bureau, ou à l’hôpital, ou encore à notre domicile ; et un temps allongé, parce que les horaires qui réglaient nos vies ont complètement changé.

            L’horaire du départ à l’école, ou vers l’entreprise, le planning des activités, le jour des courses, la sabbat hebdomadaire ; tout a changé et l’adaptation ne va pas de soi. Le télétravail révèle pour beaucoup une surcharge de travail dans des conditions d’isolement par rapport aux collègues. Parallèlement, la proximité gênante avec les petits enfants qui ne comprennent pas qu’il faut laisser papa et maman travailler alors qu’ils sont enfin à la maison  tout à eux, rend aussi le travail difficile. Les modes de communication à distance provoquent autant de malentendus qu’auparavant, sauf que nous n’avons pas le choix d’autres moyens comme : l’entretien interpersonnel, le face à face ou le déjeuner convivial qui généralement viennent à bout de beaucoup de frustrations et d’incompréhensions.
            Une grande solitude a envahi la vie de ceux qui habitent seuls et qui, d’habitude, vont retrouver les collègues, les amis, la famille. Parallèlement et par contraste, une trop grande promiscuité majore les envies de solitude.
            Et, toile de fond de ces aménagements difficiles, un virus qui n’a pas de remède attend quiconque voudrait faire fi de toutes ces mesures de confinement. Le virus a envahi nos têtes, nos écrans, et nous donne comme choix de sortie, la pharmacie ou la boulangerie. Bien sûr nous résistons tous à notre manière, en faisant comme si nous pouvions continuer un peu comme avant, en essayant de transposer l’existant dans ces nouvelles modalités de vie. Comme les Israélites qui voulaient faire des réserves de manne alors que cette denrée les rendait impossibles. Ou encore, lorsqu’ils réclamaient de savoir de quoi serait fait demain, alors qu’ils exploraient un territoire nouveau et désertique.
            Comme le peuple de Dieu dans sa quête de liberté, nous faisons l’expérience du désert. Nous voudrions savoir jusques à quand cela durera, alors que par définition, personne ne peut encore le dire. Nous voudrions le confort de la vie d’avant, alors que ce n’est plus la vie d’avant,  une chose a changé : un convive encombrant s’est installé chez nous, entre nous ; il reste invisible, mais présent. Angoisse pure, puisqu’on ne peut ni le voir, ni l’entendre, ni le sentir, et qu’il menace aveuglément les uns et les autres. Et pour l’instant, aucun médecin ne peut élever de serpent sur une pique, comme Moïse le fit devant les serpents brûlants ; car aucun vaccin n’est encore efficace.  Il est bien naturel de vouloir revenir à la normalité : rien de condamnable en cela, mais puisque c’est impossible, que faire ?
            Quiconque a fait l’expérience du désert connaît la difficulté qui se présente alors pour tout novice : trouver de nouveaux repères. Bien sûr, il existe des boussoles, mais elles n’empêchent pas le changement profond que cet horizon à 360 ° opère en nous.
            Les déserts ne sont pas vides, loin s’en faut, mais ils mettent à l’épreuve nos repères habituels. Dans le désert, il faut réapprendre à voir, à évaluer les distances à déjouer les effets trompeurs de la lumière. Il faut réapprendre à entendre : le cri d’un aigle à l’ouest indique parfois qu’il vole à l’est et la voix familière des bédouins est parfois l’écho de voyageurs très lointains derrière les défilés rocheux. Il faut aussi accepter le silence, ne pas se fier aux températures, économiser l’eau même quand on se croit très prévoyant. Accepter de vivre dans la conscience de sa propre vulnérabilité. Confiné dans un espace d’où vouloir s’échapper seul serait une folie.
            Blaise Pascal, que le silence des espaces infinis effrayait, interroge, dans ses Pensées, le divertissement auquel les hommes s’adonnent pour tromper la conscience de leur vulnérabilité. Il écrit : Quand je m’y suis mis quelquefois à considérer les diverses agitations des hommes et les périls et les peines où ils s’exposent (…), j’ai découvert que tout le malheur des hommes vient d’une seule chose, qui est de ne savoir pas demeurer en repos, dans une chambre. ( …) Mais quand j’ai pensé de plus près, et qu’après avoir trouvé la cause de tous nos malheurs, j’ai voulu en découvrir la raison, j’ai trouvé qu’il y en a une effective, qui consiste dans le malheur naturel de notre condition faible et mortelle, et si misérable, que rien ne peut nous consoler, lorsque nous y pensons de près.
            Cesser de s’adonner aux divertissements du monde, comme les appelle Pascal, nous exposerait donc à un face à face avec nous-mêmes, désolant. Paul Valéry ne disait-il pas qu’un homme seul est toujours en mauvaise compagnie ?

            Pourtant, la solitude peut être bonne et agréable, à condition qu’elle ait, au moins pour soi-même, une signification. Qu’on en comprenne la langue et qu’on en fixe la grammaire.
             Le désert oblige à vivre dans une autre langue : celle du silence. Le silence des voyageurs, qui s’épuiseraient s’ils voulaient combler ce vide infini ; le silence du ciel, qui semble impassible et muet ; le silence des animaux, dans ce lieu où tout est si hostile que pas un oiseau ne peut poser sa patte. Et ce silence est, au moins au début, oppressant comme celui que l’on subit quand on n’habite que depuis peu dans un pays dont on n’a pas encore appris la langue. Je me souviens de cette expérience faite dans mon quartier de Sanaa, au Yémen : les premiers, mois, tout semblait hostile, car incompréhensible, non pour la raison qui argumente et calcule, mais pour la langue, cette chose familière, maternelle, qui nous crée et constitue notre demeure bien plus que tous les lieux du monde. Je n’étais pas née dans  la langue arabe…

            Nous sommes en train d’apprendre une autre langue, avec d’autres repères. À marche forcée, certes, mais nous apprenons. La deuxième semaine de confinement n’est déjà plus la même que la première. Elle est plus grave, elle a plus de poids, car nous la comprenons mieux. Chacun crée son espace et habite son lieu autrement.

            Qu’on se rassure, à force de le parcourir, le désert se laisse déchiffrer. Les pistes, d’abord invisibles semblent presque familières, les traces laissées par les animaux dans le sable, donnent les indices d’une vie animale foisonnante, et les silences des compagnons de route eux-mêmes finissent par laisser deviner leur état d’esprit profond sans qu’on les questionne.
            Aujourd’hui, dans notre désert du confinement, nous devons nous figurer que nous sommes comme ces longues caravanes qui traversaient paisiblement le désert d’Arabie. Les pistes existent, les bivouacs sont nécessaires pour reprendre des forces, certaines étapes sont plus difficiles que d’autres, les avancées, même encore invisibles se font, et nous nous adaptons tous à nous voir nous-mêmes vivre cette vie étrange de vulnérabilité et de frustration, mais dont nous faisons notre affaire un peu plus chaque jour.
            Et pour quelle raison nous adaptons-nous ? Par obligation ? Sans doute pas. Par amour de la vie, par amour de la liberté à laquelle nous aspirons, par amour de nos proches, par amour de ceux qui font le serment de soigner les autres, par amour de nos parents, de nos enfants et du prochain que Dieu nous donne de croiser dans la rue et qui partage la même inquiétude et le même amour. À chaque pas, le Dieu de la vie marche devant nous dans la nuée, cette nuée qui dit bien notre difficulté à savoir demain, mais qui nous conduit de jour et éclaire le chemin de notre nuit.
            Confiance ! frères et sœurs, il y aura des oasis, des jours de peines et de fatigue, mais nous sortirons du désert. Et ce jour-là, le désert nous aura appris sa langue.
                                                            AMEN.

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